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Edito Newsletter #7 par Michel Spinosa

Adaptation cinématographique : Le Syndrome du Faucon maltais

En 1974, dans The Library Quarterly, la critique et enseignante de cinéma Virginia Wright Wexman raconte une anecdote savoureuse à propos de l’adaptation par John Huston, en 1941, du roman de Dashiell Hammett Le Faucon maltais :

John Huston, alors scénariste à la Warner Bros., convainc le patron du studio de lui permettre de réaliser une troisième version cinématographique du Faucon maltais. Jack Warner y consent mais, avant de donner son accord définitif, exige de lire un scénario qui tienne la route. Le jeune réalisateur en herbe devra pour cela collaborer avec le scénariste chevronné Allen Rivkin. Avant de se lancer dans l’adaptation proprement dite, les deux auteurs décident que la première étape, pour eux la plus logique, est de demander à leur secrétaire de dactylographier les dialogues du roman et de les diviser en séquences. La secrétaire applique fidèlement leur consigne mais, une fois le manuscrit terminé, commet une erreur d’aiguillage : au lieu de donner le texte découpé à Huston et Rivkin, elle l’envoie directement à Warner lui-même. Le grand patron lit le texte… et le trouve parfait. Ravi de cette « adaptation », il convoque aussitôt Huston dans son bureau et insiste pour que le film soit mis en production le plus vite possible.

J’adore cette anecdote. Elle se passe comme dans un rêve. Et du reste, c’en est un, une légende hollywoodienne colportée, déformée, amplifiée. Une jolie fantaisie. Seulement, voilà… Nombre de producteurs aujourd’hui pensent que l’écriture d’une adaptation se passe comme dans cette fantaisie-là. Cela semble si facile d’adapter un roman - enjeu, contexte, conflits, personnages, dialogues : tout est là ! Déjà donné. Cadeau.

En réalité, une adaptation demande souvent bien plus de temps, d’investissement, de labeur, soulève autant sinon plus de questions et de doutes que l’écriture d’un scénario dit « original ». Pénétrer l’univers et la pensée de l’auteur, de l’autrice, le contexte du récit, y chercher, déceler – parfois dans une matière profuse, opaque – le film à venir, opérer des choix, y revenir, questionner les points de vue, le sien, celui de l’auteur, celui des personnages, devenir eux dans un mouvement quasi cannibale, se poser et répondre à de multiples questions : tel roman qui se passe en Italie, ou en Californie, comment le « rapatrier » en France ? Que gagne-t-on ? Que perd-on ? Et tel conte du XIXe siècle, pourquoi ne pas le rendre contemporain ? Avec quelles conséquences ? Et ce roman chinois du XVIe de 1 300 pages qu’un producteur me propose d’adapter, comment en tirer un scénario de 100 pages ? Dans cette biographie, quelle période choisir ? Celle-ci ? Celle-là ? Toutes ? Suis-je fidèle à l’intention de l’auteur ? Dois-je l’être ? Oui, écrire une adaptation se déroule la plupart du temps bien autrement que dans le rêve hustonien.

L’un des combats quotidiens des scénaristes est celui mené contre les idées reçues, les clichés, les vues de l’esprit, les fausses évidences, toutes ces facilités qui menacent de s’immiscer dans une scène, d’araser les complexités, les accidents, les imprévus, les vérités dérangeantes qui font le sel de l’existence, la trame de nos vies et celle de nos personnages.

Dans nos combats politiques au sein du SCA, aussi, la lutte contre les clichés et les idées reçues est une affaire de chaque jour. La fausse évidence est toujours source de malentendus.

En juin dernier, lors de la remise d’une étude sur l’adaptation audiovisuelle* cofinancée par le CNC, la Société Civile des Éditeurs de Langue Française (SCELF) et le Centre National du Livre (CNL), un éléphant se tenait dans la pièce – ou plutôt un fantôme, un oublié – dont il ne fut jamais question : l’éléphant-scénariste, à la fois encombrant et non nécessaire dans le dialogue entre éditeurs et producteurs. C’était gênant, étrange, et propre à susciter notre colère. *

Certain.e.s d’entre vous ont peut-être lu l'étude en question. Je vous la résume en quelques mots : producteurs et éditeurs – s’appuyant sur une étude exhaustive et chiffrée portant sur 29 000 œuvres « cinématographiques et audiovisuelles » produites entre 2015 et 2021 –, sont convaincus que les adaptations s’écrivent plus vite et sont, plus que les scénarios dits « originaux », gage de succès public et critique : elles garantiraient un plus grand nombre d’entrées, de sélections en festivals, de nominations aux Oscar, César, etc. Les chiffres le disent, le prouvent. Alors vive les adaptations !

Pourquoi pas, après tout ? Écrire une adaptation est une aventure exaltante. On pourrait en parler des heures, confronter nos expériences et réfléchir par exemple à la recommandation de Jay Presson Allen – adaptatrice de Marnie, Cabaret, Prince of the City et bien d’autres – qui estime que « le secret de l'adaptation c'est de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. » Ou évoquer la métaphore de Salman Rushdie qui compare le travail de l’adaptation à celui de la confection de pickles... Seulement voilà, le « syndrome du Faucon maltais » semble avoir frappé une grande partie de nos interlocuteurs – producteurs, diffuseurs, « décideurs », « scouts littéraires » – et dans son sillage surgit une cascade de malentendus, de problèmes, de questions à régler.

Quelles conséquences – artistiques, financières, juridiques, hiérarchiques même – pour les scénaristes dans cette nouvelle équation, ce nouvel engouement ? D’où vient le désir d’adaptation ? Très (trop ?) souvent porté par les producteurs et corrélé au phénomène exponentiel de la « commande », généré par l’illusion d’aller vite, par un réflexe de prudence aussi, un besoin de réassurance favorisant la recherche d’œuvres « clés en main » ayant déjà fait leurs preuves sur d’autres marchés, ce désir-là, nous sommes nombreux et nombreuses à l’avoir constaté, a tendance, plus que les autres, à se liquéfier, s’étioler et s’éteindre à bas bruit.

L’adaptation est aussi vieille que le cinéma lui-même ; à nous de militer pour que les scénaristes en restent des acteurs et des actrices essentielles et ne deviennent pas les victimes collatérales et sans voix de ce si séduisant et si trompeur « syndrome du Faucon maltais ».

Nous n’aurons, je crois, pas trop d’une journée pour en parler.

Michel Spinosa, scénariste et réalisateur



* l'Etude sur les adaptations cinématographiques et audiovisuelles d’œuvres littéraires - CNC, SCELF & CNL est en ligne ICI

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