Ce site requiert l'activation de Javascript pour être consulté correctement.
Vous pouvez activer Javascript dans les options de votre navigateur.

Scénariste à l'étranger

-

Scénariste en Italie : Giovanna Giuliani, pour une géologie de l’écriture

Le SCA poursuit sa série d'entretiens avec des scénaristes d'autres pays : Michel Meyer est allé à la rencontre de Giovanna Giuliani, pour un échange en profondeur autour du film Il Buco de Michelangelo Frammartino (prix spécial du jury à la Mostra de Venise 2021, sorti en salles en France en mai 2022), dont elle est scénariste.


MICHEL MEYER : Quelle est ta formation ? Comment es-tu arrivée au cinéma ? Par le jeu, je crois ? 


GIOVANNA GIULIANI : Oui. Je me suis formée par l'interprétation, qui pourtant n'a jamais été pour moi un but. C'était un moyen d'entrer de manière vivante dans la naissance d'un projet, dans son développement, de l'intérieur, comme quelqu'un qui se met à côté d'un réalisateur en tant qu’assistant à la réalisation. Ça m'a été très utile. J'ai appris à écouter, à l’occasion de ces expériences théâtrales qui étaient très collaboratives. C'étaient des expérimentations performatives, basées sur l'improvisation et où l'acteur était vraiment aussi l'auteur du projet. 

J'ai toujours été intéressée par l'écriture depuis que je suis petite. Enfant, j'écrivais en cachette des contes de fées. Et donc j'ai commencé à écrire pour la scène et c'était un accomplissement idéal entre la littérature et le mot. J’ai toujours été passionnée par l'étymologie des mots. Je demandais toujours d'où ils venaient. J'aimais beaucoup le latin, le grec. À une époque, j'ai donné des cours de latin et de grec à des jeunes. C’était un jeu fantastique de redécouvrir avec eux qu'il n'y a pas qu'une seule signification à un mot, mais qu’il peut signifier une chose ou une autre selon le contexte et les combinaisons que tu fais avec lui.

Quand j’ai commencé à faire mes mises en scène, je me suis intéressée par exemple à la métamorphose aussi bien dans la mythologie que dans la littérature, chez Kafka, mais aussi chez Anna-Maria Ortese, dont je suis une grande passionnée. Elle développe une sorte de réalisme magique, surtout dans sa trilogie fantastique, constituée de personnages animaux dont on a sans cesse le doute qu'ils ne sont pas des animaux. Elle réussit à nous tenir sur le fil de ce malentendu. C’est quelque chose que j'ai aussi trouvé dans un court roman intitulé La dame changée en renard de David Garnett, où un homme voit sa femme se transformer en animal sous ses yeux. Mais en réalité on reste toujours avec le doute qu'il ne s'agit pas d'une véritable métamorphose, mais qu'il la voit ainsi. Cette frontière me semble très intéressante. 

J’ai toujours aimé qu'on me propose quelque chose qui ne soit pas arrêté. 

J’ai travaillé avec un metteur en scène qui nous a demandé de garder les yeux bandés pendant six mois. Nous avions les yeux bandés quand nous étions ensemble, vraiment, même pendant les pauses. Nous devions comprendre ce qu'était la phénoménologie de la cécité et comment elle s'inscrivait dans le mouvement. À la fin, nous avons fait un spectacle où cinq personnes étaient sur scène les yeux bandés. La règle était de ne pas parler, donc il fallait se reconnaître sans compter sur la voix. Comment je te reconnais ? Par l'odeur. À distance. Nous devions construire avec des poutres de bois une jetée sur laquelle nous devions ensuite marcher, parce que nous devions faire quelque chose qui avait à voir avec le réel. On pouvait se blesser. Et ça pour moi - je l'ai fait quand j’étais très jeune, j’avais une vingtaine d’années – ça a été une école, parce que ça m'a donné le goût des expériences qui te changent vraiment, qui font vraiment advenir quelque chose. Nous avions développé des antennes pour ne pas prendre de coups, pour amortir. C'était vraiment une belle expérience. 

Quand j'écrivais pour la scène, j'étais à la table. J’avais donc, par exemple, une proposition, comme la métamorphose. Puis on l’essayait sur le plateau. Puis je retournais à la table. Puis sur scène, puis avec les autres. J’accueillais des idées auxquelles je n'aurais jamais pensé. Et c'était un ping-pong constant entre la table et le plateau, un partage.

MICHELANGELO FRAMMARTINO

GG :
J’ai rencontré Michelangelo sur un film qui était censé se tourner entre Le Quattro Volte et Il Buco, qui a malheureusement été interrompu à cause de problèmes de production. J'ai rencontré une personne qui prônait de jeter ce qu'on sait faire : le vieux répertoire. Cocteau disait ça : « Un artiste qui pense qu'il a un patrimoine, qu'il n'a pas à recommencer toujours de rien, ne sait pas ce qu'il perd. » Et donc tout ce que j'avais fait jusqu'à ce moment-là ne me servait à rien. Pour ce projet inachevé, il m'a amenée à travailler dans un centre touristique. Lui espionnait à distance. Il ne fallait pas qu’on sache que j’étais là pour observer, pour écrire de l'intérieur, pour entrer véritablement comme un corps parmi d'autres corps. Ce fut une belle et forte frustration parce qu'il me disait constamment que je me détachais trop, que ça se voyait que je n'étais pas assez à l'intérieur. Il disait qu'il fallait se fondre dans la masse.

MM : Tu devais travailler avec lui sur ce projet en tant qu'actrice ? 

GG :
Michelangelo se méfie un peu des acteurs. Il me disait : « Souviens-toi que tu ne sers qu'à me faire voir le paysage. Tu ne sers qu'à me faire passer d'un côté à l'autre. » Et puis je lui servais de coach d'acteur pour travailler avec les non-acteurs. Et puis finalement le film ne s’est pas fait. Pour Il Buco, on s'est demandé si on ne devrait pas prendre des acteurs, mais en fait c'est un genre de travail qui n'est pas anthropocentrique, donc ça peut être difficile de trouver un acteur qui joue réellement ce jeu-là.

Il est difficile de comprendre quelle est la limite entre une compétence et une autre, parce que Michelangelo fait plus ou moins tout sans déléguer. Avec lui, l'expérience de l'écriture était absolue. Je n'ai jamais lu autant qu'avec lui. J'ai lu tellement, tellement et de tout : des manuels techniques sur la géologie, la biologie, la spéléologie, la philosophie. Mais en même temps, je n'ai jamais eu autant de pratique qu’avec lui, dans le sens où quand nous avons commencé à chercher ce que pourrait être le cœur même du sujet, nous avons commencé à descendre dans des grottes. Nous sommes descendus dans des grottes pendant cinq ans. Je le faisais de mon côté, à la campagne à l'époque, parce que j'étais pendant de nombreuses années à Naples. Mon expérience théâtrale comprend aussi un lieu fondé par Maurizio Braucci, où Pietro Marcello a aussi travaillé, et où je faisais du théâtre pour enfants. C'était une forge autonome, indépendante, un lieu très actif. 

J'ai commencé à faire de la spéléologie en Campanie, puis sur le Matese, dans diverses régions du sud de l'Italie. Puis avec Michelangelo en Calabre et puis, avant de rédiger le sujet, nous sommes descendus dans l'abîme de Bifurto pour toucher le fond à -700 mètres. Pour descendre et remonter, cela nous a pris 20 heures. Et j'en suis sortie en me disant : « C’est complètement fou ! Je n’entrerai plus jamais dans une grotte ! »  C'est quelque chose que l'on fait après de nombreuses années d'expérience. Et nous au contraire nous voulions comprendre avant d'écrire et avions anticipé sur nos capacités. Ça a été une fatigue monstrueuse psychologiquement, mais tu ne peux pas écrire sur le sujet si tu ne t’y confrontes pas. 

GG :
Nous pensions qu'une heure et demie ou deux heures s'étaient écoulées. Il s’en était écoulé 9 ! Dans la grotte, tu n’as pas les variations de température qui instinctivement te régulent, parce qu’elle est fixe. Tu perds tout point de repère de lumière. On a tout de suite remarqué cette relation entre le fait d'entrer dans la grotte et le fait d'entrer en contact avec son moi intérieur. Je peux dire, au niveau féminin, qu'il se passe quelque chose, même avec le cycle. Entrer dans une grotte, c’est comme faire un retour en arrière dans le temps. Et puis la grotte, tu ne la reconnais pas au retour parce qu’elle n'a pas de forme géométrique ou construite par l’homme. Tu n’as pas de points de repère, tu ne te rends pas compte du temps qu'il reste pour rejoindre la sortie. Tout est sombre. La seule lumière, tu la fais avec ta frontale, et donc ton regard. Ce n'est jamais une vue d'ensemble, c'est une section subjective.

La remontée est particulièrement fatigante parce que tu grimpes avec une corde que tu enfiles dans ton pied et que tu pédales. Ça prend beaucoup de temps. Pour descendre tu glisses, mais pour monter tu dois pédaler. À cause de cette fatigue, tu perds aussi un peu de lucidité, peut-être parce que tu ne réussis plus à te réguler entre le chaud et le froid. Tu as faim, tu as soif.

Très souvent il arrivait que nous reviennent en tête des chansons, des motifs ou des souvenirs d'un passé oublié, comme s’il s’agissait d’un voyage dans le temps en fait. Je me rappelais des publicités de l’époque où j'avais cinq ans. Comment est-il possible qu'elles me soient revenues en tête ? Ce n’est pas la musique que j'ai entendue avant-hier au supermarché, mais quelque chose de si lointain ! Et puis, quand tu sors, dans les derniers mètres, qu'il fait encore nuit, tu sens que la sortie approche parce que tu commences à sentir les odeurs que dans la grotte il n’y avait pas. Et alors, tu ressens comme une renaissance, comme si tu naissais à nouveau. Tu commences à sentir l’odeur du musc, de la terre, la chaleur, les sons, les bruits de l'herbe. C'est toute une redécouverte. La sortie est ce qui fait que ça vaut la peine de retourner dans la grotte le lendemain. Quand tu descends, c'est inconfortable, tu ne peux pas t'asseoir parce que c'est humide et froid. Le Bifurto, cette grotte où on a tourné, est très longue et toute verticale. Elle n'a pas d'espace. Donc quand on descendait avec l'équipe, on n'avait pas l'espace pour être tous au même niveau. On était tous accrochés aux parois. L'un ici, l’autre là. Ça triplait les temps, c'était très singulier. 

C’est aussi un endroit où le son circule de manière particulière. Ça peut être compliqué de se parler, ce qui intéressait Michelangelo. Il ne fait pas confiance aux lignes de dialogues écrites. Donc ce film très vite s’est écrit sans dialogues. Ça a vraiment été une leçon de devoir écrire sans compter sur l'explication de la parole. Et en effet, je dois dire que j'ai appris à entrer dans le point de vue de Michelangelo. C'est très beau de se mettre à l’écoute d'une personne pour écrire pour elle. Et mon expérience en tant qu'interprète m'a aussi aidée. J’ai passé beaucoup de temps qui n'est pas strictement nécessaire à l'écriture à le suivre partout. Nous sommes allés dans tous les endroits en restant 12 heures, pour voir comment changeait la lumière. Ça m’a servi parce que j’ai compris comment Michelangelo regarde.

MM : Ses films ont un rythme particulier, qu'il a aussi dans sa vie ?

GG : Oui. Quand on en parlait avec l’assistant, on se rendait compte que pour lui ce qui comptait en premier, c’était l'environnement. Ensuite venait l’action, c'est-à-dire des protagonistes humains. Enfin, le cadre est donné. Mais pour Michelangelo, c'était ça la scène. C'était singulier. J'ai remarqué que Michelangelo a une vue très perçante, une attention très aiguë, une perception comme celle des bergers. Les bergers sont cachés, on ne les voit pas. Michelangelo se rendait compte qu’il y avait un berger. Il disait : « Tu vois, ils nous ont vus, ils se cachent. Ils se demandent qui nous sommes. » Moi je disais : « Mais où sont-ils ? Comment les as-tu vus ? » C'est un Indien, Michelangelo, vraiment !

MM : Ça vient de son enfance, non ? Et aussi parce qu'il est originaire de Calabre ?

GG : Il vient de là et donc il a une forte relation avec la nature. Il connait les distances, il regarde loin, il sait mesurer, il sait évaluer. Et c’est une personne qui a le courage de jeter le regard au loin alors que la plupart des gens ont l'habitude de beaucoup se regarder. Lui, il a ces yeux écarquillés. Tu le vois, même corporellement. Je me suis rendu compte qu'il donnait plus d'importance aux choses qui se passaient au loin, qui étaient en arrière-plan, qu'aux choses qui étaient au premier plan. Ça inverse un peu tout. Tu comprends, quand lui ensuite, dans l’écriture, te fait écrire ce qu'il y a dans le sac, la corde, ce qui en réalité l'intéresse. C’était un travail très macro.

MM : Alors justement, qu'avez-vous écrit ? 

GG : Nous avons écrit quelque chose de très, très détaillé. C’est un maniaque, Michelangelo.  Combien de fois m'a-t-il fait réécrire ? Entre nous, on utilisait un terme de spéléologie. Les grottes touristiques sont pleines de stalactites et de stalagmites. Elles sont très spectaculaires. Mais un vrai spéléologue n'aime pas ces grottes-là, parce que ces grottes-là sont des grottes qui se ferment. Ces stalagmites et ces stalactites sont des concrétions, on les appelle des excroissances. Et entre nous on utilisait ce terme pour ne pas « concrétionner » l'écriture, c'est-à-dire ne pas essayer d'en faire trop. Donc il faut avoir le courage de tout écrire… tac ! C’est une écriture très minutieuse, très détaillée et classique. Cependant, il sait déjà clairement ce qui lui importe vraiment dans la scène.

MM : Cela veut dire que lui, à l'intérieur de cette chose que vous écrivez, sait peut-être déjà au moment où vous l'écrivez, ce qu'il va prendre et conserver ?

GG : Oui. J'ai réalisé qu'il s'agissait d'une partition musicale que l'on pouvait jouer de différentes manières, comme deux chefs d'orchestre interpréteront une partition de Bach. Il a choisi dans la grotte de ne pas mettre de lumière, d'utiliser uniquement la frontale, le regard subjectif, le vrai regard des spéléologues. Parce que c'est la part de l'ingouvernable. Et l'inattendu, en fait, c’est ce que Michelangelo veut obtenir. C’est pareil avec les chèvres. Tu ne peux pas leur dire où regarder et quoi faire. De même avec les spéléos, on ne pouvait pas leur dire de regarder ici ou là parce qu'on voulait voir ce mur. Ils ne plaisantaient pas : quand ils étaient sur un puits de 60 mètres, ils étaient vraiment sur un puits de 60 mètres. Si un spéléo éclairait devant lui en descendant l'échelle, la lumière se reflétait sur le mur derrière lui. Et souvent, ce qui intéressait le plus Michelangelo, ce n'était pas tant ce qui s’éclairait devant lui que ce qui était éclairé par hasard et derrière lui.

C'est un peu pareil avec l'écriture. Comment faire comprendre à toute l'équipe que ce qui l'intéressait vraiment, ce n'était pas vraiment l'action, mais ce qui se trouve là par hasard ? Comment faire comprendre que le vrai premier plan, c'est le paysage ? 

À un moment donné, Michelangelo a voulu faire l'expérience de dormir dans une grotte et il m'a dit que quand il s'est réveillé, tout était sombre bien sûr. Donc tu te réveilles, tu ouvres les yeux mais tes yeux ne s’ouvrent pas, tu ne vois pas la lumière. Il a ressenti un sentiment d'angoisse, un sentiment de contrainte, comme s'il était la grotte et qu'il n'arrivait pas à sortir de son corps qui était grotte.

GG : C’est une expérience qu'il a souvent revécue ensuite sous forme de cauchemar, qui a fait naître dans le récit et dans notre travail cette idée du berger qui, en se fermant au monde extérieur, faisait comme accompagner ce voyage des spéléologues dans son paysage qui est un peu son corps. C'est aussi ça la délicatesse de Michelangelo, parce que n'importe qui d'autre l'aurait souligné de toutes les façons. Au contraire, Michelangelo a laissé ouverte l’équivoque. Et le fait que seul le vieux berger pouvait être filmé en gros plan, parce que son visage est un paysage et quasi en symbiose avec le paysage, ce n’est pas anodin bien sûr.

Beaucoup de gens ne le saisissent pas. Ce n’est pas dit. Mais il ne veut pas forcer les choses. Il disait : « Ne fermons pas. » Il ne fallait pas mettre le spectateur dans une impasse où il devait aller parce qu’on l’avait décidé. Ça, c’est un autre cinéma. Au lieu de cela, nous devions laisser ouverte la possibilité d'un malentendu, qu'il choisisse d'entrer ou non. Ne pas trop fermer le lien de cause à effet entre une scène et la suivante, mais laisser la possibilité du labyrinthe. Et si ça ne colle pas, ça ne fait rien. Ça fait aussi partie de l’expérience. C’est un processus vivant d’imprévisibilité. Il y a chez lui cette volonté de faire les choses un peu mal. Jusqu’au montage, il a enlevé toutes les choses qui au départ étaient beaucoup plus indicatives, qui suggéraient immédiatement ce pont entre berger et grotte. C'était la base même du scénario, c'est-à-dire du jeu, on en avait besoin, on avait besoin de se le dire, de l’écrire, mais ensuite ça pouvait s’atténuer.

MM : Parce que dans le scénario, ce n'était pas possible de ne pas être dans quelque chose qui semble vouloir faire sens ?

GG : Je sais que normalement il faut chercher des liens. Ainsi, par exemple, le sujet commençait avec le gratte-ciel Pirelli. Alors, bien sûr, la première chose qui m'est venue à l'esprit, c'est peut-être que l’un de ces ouvriers de Pirelli soit aussi un des spéléologues qui descendait. C’est une idée. Un moyen de créer un lien. En spéléologie, l'équipe d'exploration est souvent composée du géologue intellectuel, professeur érudit, mais aussi de l’ouvrier, parce qu'il faut des gens pratiques, lorsque tu es en difficulté et que tu as besoin de savoir si la roche tient ou ne tient pas. C’est très beau tout l'examen médical qu'ils font à la roche avant de l'armer avec les attaches auxquelles on se pendra. Donc, il y a cette composante aussi de mixité sociale. Michelangelo disait non à ce genre de proposition. Il disait : « Il faut avoir le courage de ne pas séduire. Il fallait avoir confiance dans l’image et donner confiance aux gens. »

En fait, je défie quiconque de lire ce qu’on a écrit. Je suis devenue experte de la géologie de ces montagnes. Il s'agissait de parents, d’oncles et tantes. Ce sont les personnages les plus importants à décrire. Et alors, à lire, on pouvait se dire : « Mais quand est-ce que ça commence ? » Non, non. C’est ça la scène. C'était très important pour Michelangelo, cet empiètement entre les espaces. Je me suis glissée, sans dire que je travaillais sur un film, dans les camps de spéléos, pour comprendre les choses sans cette altération, cette excitation que crée le cinéma. J'allais là, je sentais les choses réelles telles qu'elles sont. J'étais avec des spéléos qui sont capables de passer des heures dans une grotte sans dire un mot, parce qu'ils écoutent vraiment la grotte, avec d'autres spéléologues bavards qui ont besoin d'exorciser le vide en le remplissant de leurs propres voix. Et puis aussi pour choisir les acteurs qui sont de vrais spéléos. Parfois, nous avons dû convaincre des personnes qui nous disaient qu'elles n'étaient pas intéressées par le film parce que pendant l’été elles devaient aller dans les grottes. C’est la saison pour explorer les grottes. Ceux-là nous intéressaient.

Alors, avoir la possibilité d’écrire et aussi de faire le casting, donc pouvoir réécrire sur les gens et en même temps les aider dans ce qu'on appelle l'acting coach, durant le tournage et aller du premier jour au dernier jour dans la grotte ou à l'extérieur et ainsi de suite, c’est un travail d'écriture qui ne s'arrête jamais jusqu'au dernier jour du montage. C'est vraiment un travail complet. Je ne sais pas combien de fois ça arrive dans la vie de pouvoir écrire comme ça avec tous ces éléments en direct. D’ailleurs, sur ce projet, je ne me considère pas comme scénariste tellement je me suis servie du réel et uniquement de lui.

MM : Est-ce que tu dirais que dans le film de Michelangelo Frammartino, la question de l'imagination, de l'invention, ne se pose jamais dans votre travail ?

GG : Si, si, elle se pose bien sûr, et j'aime ça, parce qu’elle advient à partir de la réalité. C’est un peu un nœud double - qui est le nom de la société de production de Michelangelo d’ailleurs. Un double nœud, dans le sens où, à un niveau réaliste, ces explorateurs entrent comme des virus à l'intérieur d'un paysage sans lumière. En 1961, dans l'arrière-pays calabrais, il n'y avait pratiquement pas d'éclairage. Il y avait cependant le faisceau de la télévision, cette colonisation de la lumière. Il était très important de jouer sur la lumière. Le Nord du boom économique de ces années-là, c'était la lumière. Les nuits milanaises étaient éclairées par des néons, des enseignes au néon, des vitrines, alors qu'au sud, dans l'arrière-pays, les rues étaient sombres la nuit. Mais la nuit, il y a ce faisceau de lumière, la télévision que les villageois regardent sur la place.

Puis arrivent les lumières des spéléos, qui est une lumière colonisatrice. Même s'ils ont les meilleures intentions, ils restent des êtres humains. Lorsque tu vas dans une grotte et que tu as une coupure sur la lèvre, un aphte sur la langue, et que tu restes de nombreuses heures en bas, ça disparaît, parce que sous quelques mètres, tout est stérilisé. Donc quand tu entres dans une grotte, tu as la sensation d'entrer dans un endroit où c’est toi l'infection. Tu peux la contaminer, mais elle ne te contamine pas. Toutes ces choses ont aidé, disons, à la construction d'une sorte de parabole. Ces spéléologues qui fuient le boom économique, dont ils pourraient faire profit, s’engagent dans une entreprise complètement libre et consacrée à l'inutilité. Il n'y a pas de profit à aller dans une grotte, il n'y a pas de pierres précieuses que tu peux ensuite vendre ou faire fructifier. À tel point que tout le monde s'est dit : « Qu'est-ce qu'ils vont faire là, à risquer leur vie ? » Nous avons interviewé des personnes qui étaient enfants lorsqu'ils les ont vus arriver en 61 et qui nous l’ont raconté. 

Les spéléologues eux-mêmes admettent qu'il y a ce double visage : d'une part le spéléologue est celui qui en a assez de l'humanité et va chercher un endroit qui n'est pas anthropisé, mais qu’il ne peut que polluer. Ce serait une fin un peu négative qu'entrant, ils fassent mourir le vieux berger. En revanche, Il y a un double sens qui est un peu une tournure de conte de fées : en réalité, cette exploration à l'intérieur du berger/grotte conclut sa symbiose avec le paysage et il devient le paysage au point de ne rester plus qu’une voix. On finit par entendre sa voix comme si elle était devenue la voix de la nature. Il y a aussi un lien fort entre les bergers et les spéléologues parce qu'ils sont tous les deux des connaisseurs de lieux non touristiques qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Ainsi, les spéléologues demandent souvent aux bergers où ils peuvent trouver des cavités inconnues intéressantes. En 61, ce sont les bergers qui ont indiqué cette cavité. Les bergers détestaient les cavités parce qu'ils y perdaient des bêtes qui y tombaient parfois et y mouraient. Mais ils en avaient un respect sacré, c'est-à-dire qu'ils n'y allaient pas, n'y seraient jamais entrés, mais c'étaient des trous noirs peuplés de légendes. 

Le moment où les spéléologues sont allés découvrir le Bifurto et où ils ont scientifiquement dessiné un graphique, celui-ci a éteint l'obscurité des légendes populaires, de l'imagination populaire. Il y a beaucoup de légendes qui ont peuplé ces ténèbres. 

D'autre part, le berger n'utilise pas la parole avec les bêtes, il utilise des vers. Dans la grotte, on n'utilise pas souvent les mots parce qu'ils sont déformés. On ne comprend pas ce qu'on dit, on utilise des sons. Le cinéma de Michelangelo me semble parfait parce que j'aime dire qu'il réussit à donner à la parole humaine la dignité d'un son naturel. Et le travail des ingénieurs du son, en fait, a été fondamental parce qu'ils ont compris que Michelangelo était beaucoup plus intéressé par la mise au premier plan des sons non-humains que par les mots. Non pas qu’il n’y en ait pas eus. Ils parlent beaucoup dans le film, mais ce n’est pas important de comprendre ce qu’ils disent. Ils ont donc dû faire un travail très minutieux. Et ça semble paradoxal, mais souvent les spectateurs en Italie nous disent : « Mais ce film est muet. »  Alors que les ingénieurs du son ont fait un excellent travail pour les faire entendre, mais sans besoin de comprendre les mots. D'ailleurs, c'est comme ça dans les montagnes, et même en ville. Il n'y a qu'au cinéma qu’on met la voix de l'acteur au premier plan, ce qui n'est pas le cas dans la réalité. Il advient beaucoup plus que tu te souviennes du wagon qui passait que de ce que quelqu'un t’a dit. Et donc ne pas tout faire en fonction de l'humain est une recherche qui accompagne toujours Michelangelo.

MM : Tu te souviens de la première chose qu'il t’a dite lorsqu'il a voulu faire ce film ? Comment est-ce qu’il t’en a parlé, de ce projet ? Qu'est-ce qu'il t’a dit ? 

GG : Nous étions tous les deux d'accord pour dire que nous étions très intéressés par la nature anti-spectaculaire de la spéléologie. Quand tu vas dans une grotte, tu te redimensionnes beaucoup, comme sujet. Ce qui intéresse vraiment Michelangelo, c’est la disparition du sujet, c'est-à-dire la mise en crise du sujet. Lorsque tu entres dans une grotte, tu es très peu attentif à toi. C’est vraiment un lieu qui change ta perception esthétique de toi et des autres. J’ai trouvé vraiment beaucoup de réconfort dans cette dimension anti-spectaculaire, absolument anti-spectaculaire. La parole annulée. Dans le sens où, quand tu parles, on ne comprend pas ce que tu dis. Souvent ça t’énerve même quand quelqu'un parle.

GG :
Deux mois avant le tournage proprement dit, nous descendions chaque jour pour essayer de fixer les points de caméra. C'était un effort de Sisyphe, parce que quand tu entres dans la grotte et que tu fixes un point de caméra, en fonction de la façon dont l'un des spéléos éclaire ou descend de ce côté, tu dois le refaire. Tu ne peux pas décider… Jusqu'à un certain point, tu peux décider. En réalité, tu dois utiliser la voie de l'eau qui a décidé du chemin, qui a creusé. Et c'est le point, par exemple, qu’on suit généralement. Michelangelo aimait à penser que c’était la grotte qui te faisait choisir, te mettait des limites. Et donc ça annule un peu ta volonté en tant que sujet. C’est vraiment un redimensionnement notable de l'orgueil, du narcissisme humain, et aussi en tant qu'auteur. Ce film est plein d'échecs, d’idées qu'on n'a pas pu réaliser, qui ont été faites comme elles pouvaient et dans une très grande fatigue. Michelangelo laissait un peu tout entrer. Cela faisait partie du processus.

Un jour, nous avions un plan qu'on courtisait depuis des années, c'est-à-dire un plan d'une flaque d'eau transparente que l'on pouvait voir à 40 mètres de haut, et l'on pouvait voir en transparence un trou à l'intérieur du trou, à l'intérieur du trou. Parce que l'eau changeait de couleur, etc. Le décorateur - je ne dis pas cela pour l’offenser- avait pensé à vieillir les cordes alors qu'on avait dit non, parce qu’on voulait faire les choses sérieusement... Il a quand même traité les cordes avec un pigment de vieillissement… Il nous donne la corde sans qu’on le sache. Un des spéléologues la jette dans l'eau, la flaque se teint en jaune. Ça veut dire qu’il faut attendre l'hiver suivant pour que l'eau arrive et nettoie à nouveau l’endroit.
Il nous a ruiné un plan précieux.

Quand tu entres dans une grotte pour la voir, tu ne la verras jamais vraiment, parce que la grotte est faite d'obscurité et que nous, les humains, ne pouvons pas voir l'obscurité. Donc quand tu entres dans une grotte, en réalité, tu vois ce que tu fais, ce que tu veux voir et donc tu ne te libères jamais de ton imaginaire. Tu ne peux pas voir vraiment quelque chose que tu ne connais pas. 

MM : Tu me parles beaucoup du trou, de la spéléologie. Mais on est dans un environnement qui est aussi la Calabre, les paysans, ce vieux berger qui les regarde venir. Parfois, nous avons des points de vue qui peuvent être son point de vue. Ce personnage est le seul personnage qui a droit à des gros plans, comme tu l’as signalé. C'est un personnage que l'on suit vraiment. Toute cette partie de l'histoire, comment l'avez-vous construite, comment l'avez-vous travaillée ?

GG : Nous avons beaucoup cherché un berger qui soit autant que possible animal, végétal, paysage, ce qui, comme tu l'auras compris, était très important pour Michelangelo. Il y a des gens qui sont vraiment comme ça, qui ont des mains qui sont des sabots, ils ont des cartes géographiques sur leur visage, avec les sillons. La bouche devient une cavité. Lorsque nous avons rencontré Zi Nicola et la voix qu'il avait, il ressemblait vraiment à un végétal, il ressemblait à un animal, il nous a immédiatement convaincus qu’il pouvait être le mont Pollino, parce que nous cherchions le Pollino, en réalité.

MM : Pollino ? 

GG : Le mont Pollino est la montagne calabraise qu’on voit dans le film. Nous cherchions le protagoniste qui ne serait autre que ce paysage pour Michelangelo. Et donc, oui, Zi Nicolas a tout de suite incarné la possibilité d'être un paysage et une grotte. Souvent avec Michelangelo, on se disait : « Mais si entrer dans la grotte signifie la coloniser et ne pas voir la grotte, parce que nous ne pouvons pas voir l'obscurité, peut-être que nous ne devons pas entrer. Peut-être qu’il faut seulement rester autour et imaginer. » C’est ce qui se passe avec le vieil homme lorsqu’il tombe malade. Tu es là, à son chevet. Tu essayes de comprendre ce qui se passe en lui, parce qu'il y a certainement un bouleversement. C'est une maladie et il y a le corps qui lutte, le corps qui meurt. Il se passe quelque chose que tu ne peux pas voir, qui est invisible. Et immédiatement le corps d'une personne malade devient cavité, devient précisément intérieur, le hors-champ passe au premier plan. Il en ressort ce sur quoi tu peux avoir des intuitions mais que tu ne peux pas salir avec l’oeil, avec le regard.

La vraie grotte, c'est le vieil homme dans lequel tu ne peux pas entrer parce que tu respectes son obscurité que tu ne pourras jamais violer. Et c'est aussi l'intégrité du monde populaire qu'on ne pourra probablement pas détruire même avec la lumière. C’est beau, parce que chaque fois qu’on retourne en Calabre, on n'en croit pas ses propres yeux. C'est incroyable qu'il reste quelque chose qui n'est tout simplement pas contaminé par la modernité. Il y a quelque chose de coriace qui reste. Évidemment, c'est à la fois un désastre pour la région. La Calabre est invivable. C’est un lieu de corruption incroyable, comme on le voit dans le film de Jonas Carpignano (A Ciambra, 2017) et vraiment difficile à changer…

MM :
Mais qui est en train de changer ? 

GG : Eh bien, oui, mais il y a des formes de résistance qui sont sa richesse, de petites poches de résistance, des endroits tellement isolés qu'ils sont aussi une source d'orgueil. Certains des bergers que nous avons impliqués, même les jeunes, sont très fiers et veulent rester là. Ils n'essaient pas de s'émanciper de leur métier familial, de leur statut familial. Ils aiment cet endroit, ils veulent rester là, où ils sont assez heureux. 

Je ne sais pas ce qu'il faut souhaiter. C’est clair que si tu deviens une partie du paysage, c'est beau. Mais si tu restes un peu au milieu et sans la possibilité d'une vraie culture, d'une ouverture, c’est un peu triste. 

J'ai eu la chance de travailler avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ils m'ont invitée à Buti et j'ai suivi toute leur préparation pour le dernier film qu'ils ont fait ensemble Quei loro incontri (d’après Dialogue avec Leuco de Cesare Pavese). Après la mort de Danièle, avec Straub, nous avons fait encore ensemble un des Dialoghi con Leuco. Et lui disait : « Je veux qu'un jour les jeunes sachent qu'il fut un temps où l'on pouvait boire l’eau de la rivière. Je veux que dans la mesure du possible, cela reste dans la mémoire. » Ce sont vraiment de petites gouttes. Ce ne sont que des miettes, presque rien. Mais il me semble que Michelangelo aussi encourage cette partie cachée qui est pourtant encore là.

Pour revenir à la spéléo, à un certain point, tu ne sors plus de la grotte. C'est une façon de vivre, une façon de penser. Et je ne remercierai jamais assez Michelangelo pour cette expérience, parce que maintenant, quand je regarde un paysage, je le regarde à l'inverse. Le vrai paysage est en-dessous. Les spéléologues le voient ainsi. Lorsqu'ils vont en montagne, ils ne s'intéressent pas au bel arbre, à la beauté esthétique, disons paysagère, mais ils réussissent à lire selon une inclinaison, une ride, un comportement du lieu, s'il y a une possibilité de cavité. Ils lisent le paysage de cette manière-là. Ils le lisent à l’envers, c'est-à-dire qu'ils lisent le hors-champ du paysage. Donc je pense que c'est une réconciliation idéale de se faire paysage et de rester là. Voilà pourquoi il faut du temps pour réaliser ces films qui, comme ceux de Michelangelo, sont des films karstiques avec des échelles de temps géologiques. Et le vieil homme est devenu vraiment pour nous, dans notre perception, comme la vraie grotte, celle que tu respectes, celle que tu ne peux pas violer, où tu ne peux pas entrer. 

MM : Oui, parce qu’on se sent dans une relation vraiment naturaliste avec ce qui est représenté.

GG : C'est étrange, parce qu'il n'utilise pas le symbolique d’une manière fabriquée. C’est très concret. 

Dans Le Quattro Volte, au bout d'un moment, on voit à travers les choses. La chèvre te fait penser à l'arbre, l'arbre te fait penser au vieil homme. Il y a une concaténation de choses qui s'assemblent. Il te fait regarder avec une attention différente et te fait voir qu’il y a quelque chose d'autre à l'intérieur de l'image. Plus tu restes immobile, plus tu vas à l'intérieur. Je pense que Michelangelo fait des films spéléologique depuis toujours, en ce sens, c'est à dire des films de profondeur. Il cherche toujours cette spéléologie de l’image. C'est pourquoi c’est intéressant à écrire parce que c'est apparemment simple. Mais tu comprends quelle stratification il voit à la place de la chose visible. Il est de toute façon habitué au corps à corps avec les choses, il a besoin d'être là beaucoup. Et moi, je l'ai suivi, en essayant de comprendre comment il voyait les choses, puisqu'il voulait partager l'écriture, et de comprendre comment il percevait l’environnement. Les bergers sont presque toujours cachés, mais ils contrôlent tout le territoire. Ils ont un œil fou. Michelangelo est comme ça aussi. En montagne, avec Michelangelo, parfois on voyait des groupes de bergers ou des gens de loin et lui, de loin, il était là à déchiffrer la scène : « Ah, oui. Ils sont en train de décider quelle direction prendre. » Michelangelo comprenait, et sans dialogue justement. Il est comme ça. Il n'y a pas besoin de tant de mots. Ça me semble très généreux de sa part de traiter le public ainsi, au-delà de l’usage habituel. Souvent au début du film les spectateurs résistent, puis lentement ils s’abandonnent et ils le ressentent. J'enlève, j'enlève, je ne t’assomme pas de sollicitations. J'active tes sens. Je te re-réveille. Tu ne peux pas écrire quelque chose comme ça si tu ne connais pas l'endroit. Si tu comprends l’endroit, beaucoup de choses ont plus de chances de se produire parce que tu les comprends.

MM : Mais je voudrais justement revenir sur la question du sens, peut-être fabuleux, qui peut se cacher derrière cette première apparence. Quelle est la relation avec cette croyance dans l'esprit de Michelangelo Frammartino ? À un moment, le montage est plus rapide entre la mort du berger et la grotte, jusqu’à l’arrivée au point d'eau qui marque la fin de l’exploration et correspond au moment de la mort du vieux berger. Donc, dans le film à un moment donné il y a quelque chose qui se met en relation à un niveau magique. Est-ce qu’il y pense et le veut ? Et toi écrivant avec lui ?

GG : Je crois que spontanément je le suis, donc je préfère parler de lui… Je crois que spontanément il lui arrive quelque chose. Il fait beaucoup de choses avec son corps, dans le sens où pour lui, d'avoir dormi dans la grotte, d'avoir trouvé ces choses et d'avoir ressenti cette fatigue extrême et cette perte de contrôle, ces échecs, ne pas réussir à tourner certains plans, tout ça compte. C’est une sorte de body artist. C'est incroyable ! Je peux te dire que par exemple, depuis Il Buco jusqu'à maintenant, nous travaillons sur le prochain projet et nous avons identifié au moins quatre sujets, écrit des traitements, etc. Mais il y a quelque chose qui le fait ne pas s’arrêter. Lui, dit que ça doit être un long amour. Chaque chose en allant de l'avant doit nous conduire à une autre, puis à une autre qui est la première, mais vue différemment. Et il y a une façon de chercher très somatique. Quand il y a quelque chose qui l'émeut, il le ressent avec toute l'émotivité de son propre corps. Dans ce sens, les choses lui arrivent, plus qu'il ne les décide. Par exemple, je pense que cette chose que tu sens qu'il y a comme une accélération, comme s'il y avait un changement de niveau, une autre étape, c'est quelque chose qui se produit organiquement, pas tellement à la table. 

MM : Sur le rapport à la modernité, j'aime beaucoup cette idée de la tour la plus grande et du trou le plus profond. Il y a une très forte verticalité dans cette construction.

GG : Le sujet pour lequel nous avons demandé des financements ne concernait que cela. C'était cette histoire de verticalité qui nous intéressait. Voyons s'ils nous donnent l'argent pour raconter cette époque où il y avait une croissance économique ascendante, où il y avait toute la course vers l'espace avec Gagarine... et où nous au contraire racontons quelque chose qui n'est pas entré dans la chronique des hauteurs mais qui creuse, au contraire, qui descend du nord au sud de l'Italie, dans l'arrière-pays et sous terre. Une histoire que personne ne connaît. Ce qui nous a plu dans cette histoire, c'est qu'elle n'est pas entrée dans la chronique officielle et pourtant c'est un record parce que c'était la deuxième grotte la plus profonde du monde. Elle n'est pas entrée dans les archives et elle n'a même pas fait l'objet d'un article.

Lorsque nous sommes allés parler aux spéléologues de 90 ans, ils n'ont pas compris ce qui nous intéressait. Nous disions : « Mais comment ! Vous ne comprenez pas que dans le contexte, c'était fondamental ! Vous qui étiez à l'endroit où les choses les plus importantes arrivaient, vous êtes allés dans un trou obscur à l'endroit même que tout le monde fuyait. Personne ne voulait rester dans le sud, tout le monde venait dans le nord. Vous avez fait une découverte que vous seul connaissez. Vous ne l'avez dit à personne. Vous n'avez rien gagné. » Et alors ils pensaient : « Ces deux-là sont des imbéciles. Qu’est-ce qu’on a fait de si intéressant ? Nous étions des enfants, nous aimions rester à l'abri de la lumière et nous sommes allés là-bas. » 

MM : Il y a un mouvement vers le haut, un mouvement vers le bas et ceux entre les deux qui ne bougent pas et voient soit à la télévision soit en regardant les spéléologues qui arrivent. 

GG : Exact. Cela devient une loi à travers laquelle voir. Lumière ou pas lumière. Oui, dans le sujet, il y avait l'année 1961, il y avait le boom, bien sûr. Et il y avait cette exploration. Stop.

MM : Aviez-vous le scénario avec vous sur le tournage? Aviez-vous un texte auquel vous référer en cas de besoin ou pas du tout ? 

GG : Oui, nous l'avions. Seulement nous savions que ce qui nous intéressait, c’était la réaction du spéléologue à la grotte et la réaction de la grotte au spéléologue. On venait là pour oublier les formes qu’on connaissait et parce que chaque grotte ne ressemble vraiment à rien de connu. Moi, ça me libère des formes que j'ai déjà dans mon cerveau. Nous voulions la réaction de la grotte à la lumière. Nous voulions comprendre ce qui se passe dans la grotte quand il fait nuit. Moi, ça m’intéressait d’avoir le point de vue de la grotte parce que selon comment tu l’éclaires, elle change d’expression. Nous disions souvent à l’équipe, aux spéléologues : « Vous êtes les acteurs lumière et la protagoniste, c’est la grotte. Faites ce que vous avez à faire, mais naturellement, sans intention de jeu. » 

MM : Peut-être la chose la plus fictionnelle du film est que le vieil homme tombe malade et meurt. Ils font venir le médecin… ça, vous l'avez écrit !


GG : Nous l’avons écrit mais c'était le vrai médecin du village qui incarnait le médecin. Et avec le vieil homme, nous avons tourné quand il s'endormait parce qu'il n'acceptait pas la fiction. Il considérait qu’à un médecin on ne ment pas et il savait que c'était le vrai médecin du village. Quand le médecin entrait et lui demandait : « Zi Nico ! Zi Nico ! Qu’avez-vous ? Comment allez-vous ? » il disait : « Je vais bien. » et nous : « Non… non… »

MM : Donc, à l’origine, il y avait des dialogues ? Il y avait certaines parties du film où il y avait du dialogue ?

GG : C'étaient des indications. Par exemple, le médecin entrait et était censé le trouver allongé et devait l’ausculter. C'était le début de la scène. Mais au lieu de cela, le vieil homme se levait. Il n’acceptait pas de faire semblant avec le docteur. Il lui demandait de vraiment l'examiner. Il lui montrait une bosse qu’il avait dans le dos, une boule de graisse. Il disait : « Là, j’ai quelque chose. »

Un autre exemple : nous avons tourné la partie extérieure un peu en retard, à la limite du moment où ils font descendre les bêtes. Donc ce n'étaient pas les siennes. Et lui disait : « On n'appelle pas les bêtes des autres. » Il le faisait à voix basse. C’était très beau parce qu’il disait les choses quasiment entre lui et lui. Les bêtes, il les avait vraiment à l'intérieur. Et donc c'était une chose normale pour lui, par respect pour les bêtes des autres, de ne pas les appeler. Pourtant, ces bêtes, les autres bergers ne parvenaient pas à les faire bouger, même en hurlant. Lui, avec sa petite voix, il réussissait à les séduire et à se faire écouter.

Je pense qu’il se demandait ce que c’était que ce travail. Jamais il ne lui serait venu à l’esprit de passer toute une journée au lit. Jusqu'à la fin, à l'âge de 93 ans, jusqu'au dernier jour de sa vie - il est mort juste avant qu'on aille à Venise – il allait faire paître ses bêtes, quel que soit le temps. Donc rester allongé sans rien faire, ça l'a fait s'endormir. Il s’est endormi et nous avons tourné ces parties là, sinon cela aurait été difficile.

MM : Tu vois qu'en fin de compte tu peux avoir la volonté de prendre la réalité comme elle est, quand tu fais un film, en fin de compte, tu prends les choses, tu les mets en scène d'une manière ou d’une autre.

GG : Oui. Mais je crois qu’on a filmé quelque chose qui est arrivé vraiment. Nous n’avons pas pu lui demander de feindre. 

MM : Peut-être pour terminer sur le film, est-ce que le résultat était très différent de ce que à quoi tu t’attendais ou au contraire, est-ce que c'était quelque chose d'évident qui est advenu ?

GG : La merveille était qu'apparemment c'était ce que nous avions écrit. Mais en même temps, c’était quelque chose de complètement différent. Parfois il me disait maintenant, ne viens pas pendant une semaine ou deux, le temps de te laver le regard. 

MM : Il faisait le montage lui-même ?

GG : Il le faisait avec Benny Atria. Il était toujours là, tous les jours. Et puis, il m'appelait, et je voyais comment les choses naissaient. Et c’était beau parce que je voyais qu’il produisait d'autres choses. Oui, c'était très émouvant de voir qu’il avait réussi à se libérer l'écriture c'était ça, mais c'était différent. Quand une idée prolifère, quand on commence à l'écrire, on comprend qu'il est difficile que ça ressemble à ce qu'on a vraiment dans la tête parce que ça devient de la scénographie. Alors quand au-delà de l'écriture ça survit, c’est très beau. Michelangelo souffre beaucoup de devoir parler. C’est très difficile et très stressant pour lui. Il ne lit pas de littérature, n'aime pas les romans. Moi, par contre, je suis beaucoup plus séduite la littérature. Il ne fait pas confiance à ce qui n'est pas scientifique. Il est capable de se détendre en étudiant un manuel de stratégie aux échecs. Les choses très mathématiques, d'architecture. Même s’il a bien sû rendre cette âme très spirituelle et très poétique. Mais ça vient d'autre chose que de la poésie. Il a une mentalité très technique.

MM : Il y a quelque chose d'animiste dans ce type de relation très concret mais qui va du côté de la croyance et de quelque chose d'invisible, non ? 

GG : Oui, oui, oui, absolument. Et pourtant, pour lui l'abstraction est aussi importante, l’invisible des mathématiques, plus que l’inspiration poétique. Pour qu'il lise 30 pages, c’est compliqué. Pendant que nous travaillions, je me suis rendu compte qu'il y avait une partie de moi qu'il détestait. Alors pour lui faire lire quelque chose, ça prenait beaucoup, beaucoup de temps. Ça vient de cette souffrance pour le mot. Nous sommes entrés dans beaucoup de grottes et même le fond du Bifurto, sans que Michelangelo ne fasse une seule photographie. Il a beaucoup de pudeur vis-à-vis de l'image. Beaucoup de choses n'ont pas été documentées. Il voulait en faire l'expérience physiquement, mais ne pas immédiatement capturer. C’est très important de vivre la chose, de s’y engager. Et puis il traduit beaucoup en dessins, puis il parle. A mon avis, il pourrait très bien s'en sortir. Et il parle très bien. Je suis devenue une grande écouteuse. Je me suis vraiment faite toute oreilles. Je l’ai écouté beaucoup, beaucoup, sans interférer, vraiment. Simplement, de temps en temps, je lui rappelais des choses : « Il y a deux semaines, tu es revenu sur cette question. » Je jouais un rôle d’enregistrement. Je me souvenais de choses, je les pointais. La pensée pouvait être, et c’est normal, dispersée. Alors simplement, je lui rappelais.

MM : Ça pose aussi la question de la relation entre le scénariste et le réalisateur qui est une relation particulière d'écriture et dans ce cas tu as suivi tout le parcours du film. 

GG : Parce que ça m’intéressait beaucoup d’assister à son processus.

MM : Est-ce que c’était clair dès le début ? Comme tu le disais, le rôle de chacun n’a jamais de limite précise.

GG : Quand il m'a appelée, je ne savais pas pourquoi. Il m’a appelée pour aller dans une grotte. Nous y sommes allés et j'ai commencé à lire des livres, même des livres de philosophie, qui par des chemins bizarres avaient à voir avec cette expérience. Et puis on y allait, on cherchait les gens, les lieux. C'était un peu comme ça. Et puis à un moment donné, il a dit : « Écoute, je dois écrire quelque chose parce que je dois demander de l'argent. » Philippe Bober le lui avait demandé. Il Dono, il l’a fait vraiment lui tout seul. Il n’a pas eu à demander de financements. Le Quattro Volte il avait déjà commencé à le faire lorsqu'il a demandé les financements, donc il n'avait pas fait ce processus d'écriture pour demander le financement. Le Quattro Volte, on peut dire qu’il en a écrit le scénario après l’avoir tourné.

Et c’était évidemment un peu plus compliqué pour Il Buco, parce que c'est un film qui a commencé de façon un peu moins indépendante. Il a fallu le faire dès le début avec une production, parce qu’aller dans les grottes a été très compliqué. Personne ne voulait assurer le film. Quand j'ai commencé à écrire, j'étais déjà impliquée sur plusieurs fronts, en fait. Michelangelo m'a donc dit : " D'accord, tu t'occupes aussi du casting ". À la maison de production, ils se sont rendu compte que j'avais fait pratiquement la moitié de la production, je veux dire tout le développement, et puis je leur ai donné tous les contacts. Jusqu'à la fin du film, pendant les jours de repos, je devais contacter le fils du berger qui vivait à Florence et le faire venir parce que sinon son père ne venait pas. Il y avait une grande intimité qui s’était créée par notre présence. Ce n'est pas comme si vous arriviez soudain avec une équipe de tournage. C’était même mieux que nous fassions un peu de tout parce qu’ils nous connaissaient. Pendant des années, ils n'ont vu que Michelangelo et moi. Alors, ne pas trop faire sentir cette machine de cinéma qui arrivait, c’était une facilitation.

MM : Et ce faisant, étais-tu toujours la scénariste qui défendait le film ou étais-tu autre chose ?

GG : Non et je dois dire que je ne sais pas si j'ai été utile là-dedans, parce que je ne m'intéressais pas à ma qualité d’auteur. J’étais très intéressée par la proposition de processus de Michelangelo. Ici, j'ai suivi et accepté les choses telles qu'elles se présentaient. 

MM : Tout compte fait, avez-vous travaillé sur ce film confortablement d'un point de vue matériel ?

GG : Oui. C'est incroyable. Évidemment, Michelangelo ne s'y attendait pas. On n’a eu aucun problème. J'ai vu qu'il y avait quand même un crédit, une confiance...

MM : Je pense que Le Quattro Volte est un film qui a eu un effet fort sur les gens.

GG : Oui, mais ça faisait dix ans. Je veux dire que c'était un projet qui aurait pu ne pas fonctionner. Comme il le dit toujours, il n'a eu aucune difficulté à obtenir ce qu'il cherchait. La production lui a accordé une confiance absolue.

MM : De quelle nationalité est la production principale du film ?

GG : Sur l'autre film que nous faisions ensemble et qui n’a pas abouti, Michelangelo a eu une mauvaise expérience avec des producteurs et il a donc décidé de créer sa propre société. Et puis il y a Philippe Bober qui est Français mais qui a aussi des bureaux à Berlin. C'est difficile de faire un tel film seulement en Italie, même si nous y avons pensé. C'est un film tellement italien et tourné dans une région tellement italienne qu'il est difficile de ne pas le faire avec des éléments italiens. Dans ce film, dans cette région, on parle un dialecte que même Michelangelo ne pourrait pas comprendre. C'est un mélange de calabrais et de lucanien et cela fait une grande différence de pouvoir communiquer. Et ici de toute façon, il y a des choses qui sont tellement italiennes et tellement méridionales.

MM : Souvent, c'est la chose la plus locale qui est la plus universelle.

GG : En fait, nous avons été très surpris de la réception à l'étranger. Il a tourné dans de très nombreux pays. Et l'analyse, à l'étranger, de la critique et du public, a été encore plus riche qu’en Italie.

MM : Quels projets t’occupent actuellement ?

GG : Je travaille avec une réalisatrice iranienne naturalisée canadienne sur un film dont le tournage est encore en préparation. Dans ce cas, il s'agit beaucoup plus d'un travail à la table. Par rapport à Il Buco, c’est un exercice inverse, avec beaucoup plus de fiction. Nous n'avons pas réussi à trouver une production en Italie, parce qu'elle n’est pas Italienne, que manifestement c’est un type d'histoire qui ne convainc pas. Elle était venue en Italie précisément parce qu'elle était très intéressée par le cinéma du réel qui se fait en Italie. Et finalement, elle a trouvé des fonds de développement et une production française, une production canadienne, et c’est grâce à ça que le film pourra se tourner. En même temps, je travaille aussi sur un projet personnel, qui est aussi géologique, parce que j'ai commencé à le concevoir en 2017 et qu’il a aussi un processus d'écriture à cheval avec le documentaire. Et par intermittence, j'ai continué à le documenter en vidéo. Puis j’en ai extrait une écriture, puis j’ai continué à le documenter et je me suis rendu compte comment les choses évoluent. Je ne peux donc pas encore l'arrêter parce que l'écriture me conduit vers d'autres genres. J'interagissais avec ces situations même un peu, en les provoquant, en les modifiant, toujours bien infiltrées, type 007. Et puis, pourtant, cette chose en l'écrivant, c'est comme si elle changeait aussi de genre. Et aussi un projet avec Michelangelo qui peut-être d’ici 10 ans sera visible.

Selon moi, Michelangelo fera de très bons films jusqu'à la fin. Il fait toujours des films très fatigants, mais il a beaucoup de force, beaucoup d'entraînement et il se soucie beaucoup de penser avec son corps. Très souvent, nous avons travaillé, on peut dire, écrit, en faisant de l'escalade à 2000 mètres d’altitude. Nous avons beaucoup écrit et parlé dans des situations d'effort physique, en-dehors de la grotte qui est un cas extrême. Et encore maintenant, nous travaillons souvent en marchant.

Entretien mené par Michel Meyer, adhérent au SCA et scénariste, le 6 avril 2023.

Merci à Heidi Mancino qui m’a permis d’entrer en relation avec Giovanna Giuliani, à Marine Benveniste pour son soutien logistique dans un premier temps de traduction, et à Ève Tailliez qui a été la première à lire.

Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction

Abonnez vous pour recevoir la lettre d'information du SCA