Ce rapport est consacré à l’analyse des principales mutations économiques de l’exploitation en salles des films cinématographiques en France et à ses conséquences sur le reste de la filière. L’angle disciplinaire retenu se situe au carrefour de l’économie industrielle et du droit de la concurrence, qui concourent à analyser les conséquences de la concentration économique d’un secteur d’activité sur les conditions d’exercice économique des acteurs de la filière et sur la quantité et la qualité de la production.
En matière de cinéma et à la différence des industries culturelles, où les coûts fixes sont faibles (comme le livre, par exemple), il est impossible de réaliser, distribuer et donner à voir un film sans mobiliser des moyens très importants. Les coûts fixes massifs contraignent la filière cinématographique à tenter d’anticiper les goûts du public et à concentrer ses ressources sur les films qui sont réputés pouvoir atteindre le public le plus large. L’offre de films tend donc naturellement à se concentrer vers un type de films destiné à attirer massivement le public. La diversité se réduit mécaniquement, sous l’effet de la concentration des moyens, autour d’un petit nombre de films. La politique culturelle mise en œuvre dans le secteur du cinéma par les pouvoirs publics tout au long des 70 dernières années vise à contrecarrer ce mouvement naturel et à préserver la diversité de l’offre de films.
Une question préalable vient naturellement à l’esprit : est-ce que la diversité des films est un objectif partagé exclusivement par les élites culturelles ou la demande de diversité répond-elle aux attentes d’un public plus large ?
Déterminer le niveau optimal de diversité des films, a fortiori dans un environnement où le nombre de films est très élevé, n’est pas chose simple. La première méthode consiste à considérer que les spectateurs réclament les films qu’ils voient et ne souhaitent pas que soit subventionnée une offre de films qui encombrerait les salles et les programmes de télévision sans qu’ils désirent les voir. Cette approche repose sur l’idée que les spectateurs révèlent leurs préférences par les choix qu’ils font. Cette approche semble, en apparence, bien ancrée dans les canons de la science économique. Elle est pourtant bien fragile, y compris au regard des fondamentaux de cette discipline. En effet, la consommation de films n’est absolument pas un acte identique à la consommation d’une autre marchandise, précisément parce qu’un film est à la fois une marchandise et un bien culturel. Le fait d’être un bien culturel donne à l’acte de consommation d’un film des propriétés bien spécifiques qui obligent à repenser les attentes de diversité prêtées au public.
- Premièrement, les films, et notamment les films d’auteur ou le cinéma étranger non-américain, sont des « biens d’expérience ». Le goût vient avec l’expérience et si celle-ci devient impossible, faute d’écrans, la prophétie selon laquelle « les gens n’aiment pas les films difficiles » devient auto-réalisatrice. Cette remarque s’applique à la majorité des biens culturels. Plus l’espace des choix possibles se réduit, plus les choix effectivement observés se centrent sur un nombre restreint de produits. Dit autrement, l’attente de diversité émanant du public n’est pas une donnée exogène inscrite dans l’ADN du goût dominant mais elle est endogène, c’est-à-dire très largement déterminée par la palette des choix offerts.
- Deuxièmement, un bien n’a pas qu’une valeur de consommation immédiate mais également une « valeur d’option ». Nombreux sont ceux qui ne prennent pas le métro mais sont prêts à payer pour qu’il existe un métro de qualité, soit par altruisme envers ceux qui ont besoin du métro, soit comme une option, au cas où les autres transports seraient indisponibles. Il en va de même avec les biens culturels. Nombreux sont ceux qui ne fréquentent pas régulièrement les musées mais sont contents de payer des impôts pour que ceux-ci existent. La notion de valeur d’option suggère que la disposition des individus à payer pour les films qu’ils ne verront pas n’est toutefois pas égale à zéro. Concrètement, nombreux sont ceux qui sont prêts à payer pour qu’existent des films qu’ils ne voient pas. La demande réelle de diversité de l’offre de films est donc supérieure à la demande manifestée par le public à l’occasion du choix des films qu’il voit effectivement.
- Troisièmement, un film n’a pas qu’une valeur instantanée. Avec le temps, certains films qui furent des échecs publics à leur sortie s’avèrent marquants pour l’histoire du cinéma. Parfois, certains films innovants ne rencontrent pas les attentes du public d’aujourd’hui mais celles du public de demain. Certaines innovations stylistiques ne font pas école mais ouvrent de nouvelles portes. A l’instar de secteurs comme les biotechnologies et la recherche universitaire, où de gros moyens sont placés sur les « jeunes pousses » et les « jeunes chercheurs », il est légitime, en matière de cinéma, de financer de nombreux projets pour donner de l’espace aux nouveaux talents. Sans de tels investissements, dont chacun ne conduit pas au succès immédiat, la recherche et l’innovation s’étoufferaient dans la répétition et le mimétisme. Les nouveaux auteurs et les nouvelles formes cinématographiques sont la Recherche et le Développement (R&D) du secteur et appellent légitimement des investissements publics, car si chaque projet n’est pas nécessairement un succès, la somme de tous constitue le vivier sans lequel le cinéma dépérirait.
Il est donc clair à nos yeux que la politique culturelle qui soutient la diversité de l’offre cinématographique n’est pas un caprice des élites mais bien une politique qui rencontre les vœux du public. Toute la réglementation du cinéma, mise en œuvre depuis 1945 et savamment raffinée depuis, a permis au cinéma français de constituer une exception positive en Europe et dans le monde. Le cinéma français repose sur un parc de salles important et sur une offre exceptionnelle de films produits annuellement. Tous ne connaissent pas le succès mais, c’est l’une des particularités de cette industrie, si un réalisateur réalise un troisième film ayant du succès, c’est bien parce que l’économie du cinéma « à la française » lui a permis de réaliser les deux premiers. Et encore, le critère de succès mérite d’être mis en regard d’autres paramètres comme le coût du film et les ressources investies dans sa promotion. Pour que les talents fleurissent, il faut qu’ils aient pu éclore.
Le cinéma français produit de nombreux films et notamment des bons films. Cette assertion n’est pas le fruit d’un parti pris. Contrairement à ce qui est parfois avancé, la qualité n’est pas une caractéristique totalement subjective. Le jugement des pairs, celui de la critique, les prix dans les festivals, constituent des indicateurs objectifs. La qualité d’un film ne pose pas de problèmes plus complexes à évaluer que celle d’un article scientifique. La communauté scientifique a établi depuis longtemps ses règles. Un article vaut par la qualité de la revue dans laquelle il est publié et par les prix et les récompenses dont bénéficie son auteur. Certes, de bons films peuvent être passés sous silence et de mauvais films primés mais le système fonctionne correctement. Il en va de même pour le cinéma français. Si un film voit le jour, c’est qu’il a franchi plusieurs barrières et donc qu’il présente un minimum de qualités. De nombreux projets n’aboutissent pas. Les succès à l’exportation et les prix dans les festivals internationaux soulignent la qualité de la production française.
L’objet de ce rapport n’est donc pas de discuter la qualité du cinéma français. Il repose sur le constat que cette qualité et cette diversité sont établies et rencontrent le goût du public, c’est-à-dire, en réalité, des publics. Les lignes qui suivent sont consacrées à montrer comment les changements dans la structure de l’industrie et, notamment, la concentration horizontale dans l’exploitation et l’intégration verticale, viennent affecter le bon fonctionnement de la filière et à interroger les autorités de régulation sur l’efficience des dispositifs qu’elles ont mis en place.
Ce rapport examine l’hypothèse qu’une grande partie des tensions qui traversent actuellement la filière du cinéma a pris naissance dans certaines mutations de l’exploitation en salles. Il aborde cette analyse à la lumière, notamment, des thèmes transversaux suivants :
1. Premièrement, le bon fonctionnement de la filière du cinéma a toujours reposé sur une solidarité – renforcée par la réglementation – entre les différents segments. Cette solidarité a été mise à mal par les changements technologiques (notamment la numérisation des salles et la dématérialisation des copies) et les innovations dans le marketing des salles de cinéma (notamment l’introduction des cartes d’abonnement illimitées). Elle doit être repensée et consolidée.
2. Deuxièmement, précisément parce que les films arrivent au public après avoir cheminé au long d’une filière, il convient que les bénéfices des uns et des autres soient proportionnés à leurs coûts et à la quantité de risques pris. Or, on a observé depuis une décennie une déformation de la chaîne de valeur qui a conduit à déplacer des coûts de certains segments de la filière vers d’autres, sans que ces déplacements viennent être compensés par un nouveau partage du profit ou justifiés par un changement dans la répartition des risques.