Le préambule au présent article est consultable ici.
1 : Je suis scénariste de cinéma, je représente le SCA, mais je suis aussi écrivaine. Et il m’arrive également d’écrire pour la télévision, comme beaucoup de mes collègues et amis. Je ne suis pas juriste, mais je connais bien mon métier et mon secteur. Une proposition juridique n’a, selon moi, de sens, que si elle s’accorde avec la réalité qui, bien sûr, est changeante, évolutive. C’est donc cet accord avec la réalité que j’ai cherché à définir.
2 : Je me suis d’abord étonnée de la création de cette mission tant je trouve cette idée de contrat de louage inadaptée à la situation actuelle : la précarisation des auteurs et leur faible protection sociale. Changer la nature juridique du lien avec nos producteurs et éditeurs ne va pas faire abonder l’argent dans le secteur indépendant (90 % du secteur cinématographique) ni nous protéger dans les moments difficiles (comme dernièrement avec la crise du covid) ou alors par un biais très détourné que j’ai du mal à comprendre. Je m’étonne aussi qu’on prétende aider les auteurs en donnant plus qu’un coup de canif, un gros coup de couteau, au contrat d’auteur « à la française », contrat qui protège réellement l’auteur en ce qui concerne son droit moral, ce qui n’est pas rien.
3 : Je m’étonne également que cette mission ne se consacre qu’au contrat de louage et ne se pose pas de questions quant aux contrats de cession qui suivraient ce contrat de louage. Qu’en serait-il de la vie de nos œuvres si nous étions seulement rémunérés pour les écrire, sans que nos éditeurs et producteurs soient contractuellement tenus de les éditer ou d’essayer d’en faire des films ? L’engagement des producteurs à faire vivre le projet, à l’intérieur du contrat d’auteur, est essentiel ; nous pouvons même juridiquement rompre les contrats d’auteur quand les producteurs ou éditeurs ne parviennent pas à financer les films ou tardent dans la publication des livres.
4 : Je m’inscris en faux contre l’argument que l'on trouve dans le rapport Racine : en tirant les conséquences des mutations du secteur culturel, devenu largement une industrie de commande (notamment dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et une partie de l’édition), un dispositif contractuel rémunérant le temps de travail de l’auteur, préempté par le commanditaire, doit être envisagé. D’abord, en cinéma, c’est complètement faux. Le cinéma n’est pas largement devenu une industrie de commande. Même si les projets trouvent parfois leur origine dans les désirs des producteurs (d’adapter tel livre ou tel fait divers), le choix des auteurs se fait sur le mode de l’entente, entente sur un projet, sur un point de départ, sur une ligne d’horizon, et non de la commande. Je me permets d’ajouter que l’audiovisuel non plus n’est pas une industrie de commande, car, dans la réalité des faits, même si c’est sous forme de synopsis, de textes courts, l’industrie audiovisuelle commence aussi par de l’offre (par exemple, dans le cadre d’une ligne éditoriale, d’une « case », une cinquantaine d’auteurs vont faire leurs propositions, parmi lesquelles le diffuseur pourra choisir). Selon moi, une ligne éditoriale n’équivaut pas à une commande. Nous sommes au fond dans une industrie « hyperconcurrentielle », où les diffuseurs « commandent » pour avoir de l’offre, pour pouvoir choisir. Les producteurs soumettent des projets de films ou de séries (entre 3 et 15 pages) aux diffuseurs qui font leur marché, trient et choisissent ; à partir du moment où les projets sont sélectionnés, les diffuseurs versent de l’argent aux producteurs (en contrepartie d’une coproduction) et les producteurs paient les auteurs. Cette vision d’un marché de la commande n’est donc pas exacte ou, peut-être, relève du fantasme industriel qui imagine que le secteur serait économiquement plus sain si, entre guillemets, il n’y avait pas de « déchets ». Mais c’est mal connaître le travail artistique. Un projet non retenu, échoué, peut porter en lui les germes d’un best-seller, etc.
5 : Quelques évidences : le talent n’a rien à voir avec le temps de travail. On peut écrire un texte formidable en deux jours. Un texte formidable, mais qui ne va pas forcément bien se vendre, d’ailleurs. Ou un texte inepte en deux ans. Le temps, le talent, la qualité et le succès sont des notions qui, malheureusement pour ceux qui rêvent d’industrialiser le secteur, ne sont pas liées.
6 : La transformation du contrat de cession de droits en contrat de louage semble à première vue permettre un rapport de force plus favorable aux auteurs dans la négociation, mais en réalité, en faisant jouer la concurrence, il ne favorise que les commanditaires les plus riches. Aucune concurrence possible entre des producteurs ou éditeurs indépendants et une multinationale commanditaire. Les auteurs vont donc pouvoir choisir d’écrire pour, par exemple Amazon, Netflix ou autres, qui n’est peut-être pas éditeur ou producteur, mais qui grâce à ce type de contrat ne va pas avoir besoin d’être éditeur ou producteur pour commander un texte sans s’engager à en faire une œuvre (un film ou un livre), qui va payer entre 10 et 50 000 euros, alors que les producteurs indépendants, même s’ils se sont engagés à en faire une œuvre, auront du mal à suivre ces tarifs. Pour moi c’est un dispositif qui permet aux diffuseurs puissants type plateformes d’aspirer la partie la plus commerciale de la production éditoriale et audiovisuelle, et de lui retirer par conséquent les quelques best-sellers qui lui permettent de tenir. Je ne sais pas si c’est le but non avoué du projet ou un effet pervers non envisagé, mais en tout cas, c’est la réalité.
7 : En transformant les auteurs en « travailleurs de l’écrit », un peu comme on dit désormais « les travailleurs du sexe » pour les prostitués, j’ai l’impression qu’on prétend valoriser les auteurs, leur donner le magnifique titre de travailleurs, voire de prolétaires, dans une sorte de rhétorique de gauche très surprenante, qui tend à troquer la symbolique de l’auteur classique (le grand écrivain, etc.) qui est en chute libre dans notre monde centré sur l’économie, contre la symbolique du « travailleuses, travailleurs » à la Arlette Laguiller. Étonnant retournement, qui, au final, risque de transformer l’auteur libre et indépendant, en « ouvrier de l’imaginaire », travaillant « à la commande » (enfin le croit-il, mais ce n’est qu’une offre qu’on lui commande) sans même la garantie que son œuvre sera un jour transformée en film, ou éditée. Nous étions mal payés, on nous propose d’être en plus exploités. Nous avions des producteurs, on nous propose d’avoir des patrons. Où est le progrès ?
8 : Autre point. En concevant les éditeurs et les producteurs uniquement comme des « payeurs », on leur refuse leurs autres missions, qui sont l’éditorialisation, la prise de risque et, bien sûr, la diffusion. Les producteurs indépendants sont avant tout des personnes avec leurs goûts, leurs choix, etc. L’un peut ne pas croire en un projet, alors que l’autre y verra un chef d’œuvre. Les producteurs ont également, tout comme les éditeurs, une ligne éditoriale, plus ou moins artistique, plus ou moins pointue, plus ou moins grand public. Les auteurs, en choisissant qui les produit ou qui les édite, cherchent aussi un label. Le catalogue des éditions de Minuit est en lui-même une création, par exemple, tout comme celui d’un producteur comme Denis Freyd. Les producteurs sont donc ceux qui vont choisir un projet, en refuser un autre, sur des critères qui, même s’ils ne sont pas économiques, sont respectables, enfin selon moi. C’est ce choix qui va permettre la prise de risque, c’est-à-dire la décision de fabriquer un film ou un livre en envisageant la possibilité que l’exploitation de cette œuvre ne permette pas d’en rembourser la fabrication, c’est-à-dire sans avoir pour projet les recettes générées par l’œuvre, et en ayant recours à la péréquation pour faire fonctionner sa société. Enfin, cette éditorialisation a aussi ses conséquences en matière de diffusion : choix de l’attaché·e de presse, participations aux festivals, stratégie de sortie, autant de décisions (et de travail) qui permettent ce qu’on peut appeler « un succès critique » ou « un succès d’estime » qui, là encore, même s’il ne s’agit pas d’argent, sont essentiels à la vie des auteurs. Ce sont ces succès et ces échecs qui jalonnent une carrière d’artiste, dont on sait qu’elle a forcément des hauts et des bas, des jaillissements et aussi un besoin de maturation. Les auteurs ont besoin de travailler sur le temps long, dans la confiance et pas forcément au coup par coup.
9 : Le contrat d’auteur n’est pas un contrat de travail et, pour moi, c’est tant mieux. Ce n’est pas pour ça qu’on est mal payé, d’ailleurs, et pour preuve, je signale que certains auteurs sont très bien payés et ont pourtant un contrat d’auteur ! Dans un contrat d’auteur, les éditeurs et les producteurs s’engagent à faire vivre le texte, à le transformer en film ou en livre, et même si ce n’est pas de l’argent, c’est important. Pour le SCA, l’urgence est plutôt de permettre aux producteurs et aux éditeurs, y compris les indépendants, de mieux payer leurs auteurs. Il y a plein de leviers possibles et tous seront les bienvenus.
10 : La proposition du SCA, et nous sommes en train de la mettre en œuvre, c’est d’encadrer la rémunération des auteurs de scénario de cinéma. Nous sommes actuellement en début de négociations avec les syndicats de producteurs et les autres organisations d’auteurs pour établir une indexation obligatoire du budget d’écriture (hors droit d’adaptation, etc.) au financement du film (sur une assiette à préciser). Cette indexation doit selon nous impérativement être accompagnée d’un à-valoir plancher, assez bas, afin d’intégrer tous les films et toutes les sociétés de production. Rappelons que les scénaristes de cinéma sont cotés, ont leur tarif, un peu comme les acteurs, et que nous ne craignons pas d’effet de seuil. Comme les acteurs, certains d’entre nous sont très bien payés, d’autres moins, mais nous pouvons également choisir de nous engager sur un projet fragile et accepter de gagner peu, etc. Ce minimum est pour nous le moyen de garantir la fin des abus (des scénarios payés zéro euro ; des films à gros budgets sous-payés) et le moyen d’assurer la relève des scénaristes de cinéma en donnant aux jeunes une rémunération décente. Cette proposition s’accompagne également d’une sorte de réglementation du calendrier des échéances (divisé en plusieurs étapes définies au moment de l’établissement du contrat) qui obligerait les producteurs à verser la plus grande partie de nos à-valoir avant la mise en production du film.
11 : En lisant et en relisant cette partie du rapport Racine, j’ai été frappée par la double lecture que j’ai fini par en faire. Il me semble que derrière l’idée : « on n’est pas payé pour le temps passé », se cache la même idée, mais inversée, défendue par certains producteurs et surtout certains diffuseurs, « on en a marre de vous payer à ne rien faire ». Plus j’y réfléchis, plus je me dis que ce projet ne protège en aucun cas les auteurs, mais donne simplement les mains libres aux plateformes pour investir le marché français sans être encombré par le droit d’auteur à la française. À l’heure où le buy-out (achats de droits au forfait) bat son plein, on ne peut que s’inquiéter d’une proposition juridique qui semble pouvoir le favoriser. On est loin des valeurs du SCA : défendre la diversité et l’indépendance du cinéma français. On sait d’ailleurs que depuis une quinzaine d’années, ce sont toujours des films indépendants à petit budget qui créent la surprise, et la surprise est quelque chose d’essentiel en matière artistique – dernier exemple en date : Les Misérables.
12 : Il y a, en tout cas par rapport au cinéma, un point aveugle dans ce projet de contrat de louage qui me confirme dans le fait que ceux qui l’ont inventé ne connaissent pas la réalité des pratiques dans ce secteur, ou ne veulent pas les connaître. On parle d’amont et d’aval. Mais au cinéma, entre l’amont et l’aval, il y a la fabrication d’un film, qui relève aussi du contrat d’auteur et du droit d’auteur, car les cinéastes sont des auteurs. Je m’explique : au cinéma, les producteurs s’engagent à transformer un scénario en film, en cherchant à le financer. Mais ce n’est pas le scénario seulement qui devient un film, c’est le scénario + un casting + une équipe + un ou une cinéaste avec son talent de cinéaste. Au cinéma, ce qu’il y a entre l’écriture du scénario et la sortie du film est l’étape la plus cruciale, celle qui coûte le plus cher. Le projet du contrat de louage est absolument catastrophique pour les cinéastes et l’étape de la réalisation du film, qui risque de ne devenir qu’une exécution (sans doute à tous les sens du terme) et n’être payée qu’en salaire. C’est une brèche dans le droit d’auteur du réalisateur, enfin plus qu’une brèche, le risque de voir à terme le final cut tomber entre les mains du diffuseur, comme aux États-Unis.
13 : Le contrat de production classique, en liant l’écriture du scénario et la sortie du film, donc l’objet « film », même si cela peut paraître surprenant d’un point de vue juridique (un scénario et un film sont deux objets différents) protège les auteurs (scénaristes et cinéastes), car nous souhaitons tous que nos scénarios deviennent des films. Si le scénario (l’objet et le travail) était juridiquement délié du film, là encore, ça serait la porte ouverte à une industrie « de l’offre » (même déguisée en industrie de la commande) et surtout encore plus « hyperconcurrentielle » (elle l’est déjà beaucoup). Faire écrire beaucoup, pour choisir un peu. Dans une telle économie, les diffuseurs seraient plus puissants que les producteurs, ce qui serait, je l’ai dit, dangereux pour la création et la diversité.
14 : On voit bien en quoi ce projet peut être séduisant, puisqu’il semble répondre de manière juridique à deux critiques récurrentes : « il y a trop de films » et « les scénarios ne sont pas assez bons ». En donnant les clés de la production aux diffuseurs numériques, certains pensent peut-être renouer avec le fantasme des studios à l’américaine. « Commander » beaucoup de scénarios, les trier, et ne tourner que les « meilleurs » scénarios. Mais ce projet est de l’ordre du délire, du fantasme. « L’usine à rêve » hollywoodienne a produit beaucoup plus « trop de films » que l’industrie française. Il n’en reste que les meilleurs, mais quiconque s’intéresse à la filmographie d’un acteur américain du milieu du vingtième siècle sera frappé par le nombre de films plus ou moins identiques, de produits de séries sans intérêt, etc. D’autre part, quiconque s’intéresse à la carrière des scénaristes hollywoodiens s’apercevra qu’on n’aime pas y payer des auteurs à écrire des films qui ne se font pas. On y pratique plutôt le renvoi et le remplacement. Le fantasme d’une industrie « incubatrice » de scénarios, et triant les meilleurs, appartient donc à une certaine idée de l’avenir et non au passé.
15 : La fabrication d’un film, même si elle procède par étapes successives, ne permet pas que ses étapes soient totalement distinctes. L’écriture du scénario doit forcément à un moment rencontrer la réalité du casting et celle des décors ; le montage est un autre lieu de l’écriture du film ; le tournage fait parfois voler en éclats certaines idées scénaristiques ; c’est dès le scénario qu’on pense parfois l’économie du film, etc. La division du travail, systématiquement associée à l’idée d’industrialisation, est en l’occurrence très dangereuse, car contradictoire avec le travail réel de la fabrication d’un film, construit sur les articulations entre ces étapes, bien davantage que sur ces étapes elles-mêmes. Plus ces articulations sont gommées, comme c’est le cas pour certains produits audiovisuels (et Les Monteurs Associés viennent de nous alerter sur la « suppression » des réalisateurs lors de la phase de postproduction à l’occasion de la crise sanitaire...), moins les produits fabriqués sont forts et intéressants. À preuve, les séries les plus prisées (par la critique et le public) sont, la plupart du temps, le fruit d’une équipe ou d’une personne présente sur toute la durée de fabrication. Le cinéma est un art collectif. Diviser la chaîne de fabrication en maillons indépendants, c’est briser ce qui en fait sa force et sa spécificité. Le contrat de louage, en séparant contractuellement l’écriture du scénario de la fabrication du film, avance dans cette direction, et, ne serait-ce que pour cette raison, il faut à mon avis s’en méfier.
16 : Première conclusion, la réalité à laquelle ce projet de contrat de louage fait référence, selon moi, n’existe pas encore ou très peu, et je ne souhaite pas la voir advenir, ni pour moi ni pour mes collègues. C’est un monde où la production d’objets culturels serait contrôlée financièrement par des diffuseurs numériques, sur la base des scénarios, où la réalisation des films serait cantonnée à de la simple exécution, où les œuvres seraient exposées sans autre éditorialisation que les algorithmes et où la production d’œuvres obstinément artistiques et/ou risquées serait reléguée à l’extrême sous-financement, voire à l’amateurisme. Si la France s’enorgueillit de ses artistes, c’est parce qu’elle a toujours trouvé des moyens de subvenir à leurs besoins en les laissant libres.
17 : Seconde conclusion : en prétendant tirer les conséquences des mutations du secteur culturel, devenu largement une industrie de commande (notamment dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel et une partie de l’édition), les partisans du contrat de louage ont peut-être fait un faux pas. Et si cette description du « monde réel » était en réalité celle de leur « monde idéal » ? Si le point de départ de leur réflexion était justement d’obtenir un système juridique pouvant permettre l’avènement de cette réalité ? Tout cela sous prétexte de « protéger les auteurs » ? Rappelons-nous que le premier moyen de protéger les auteurs, c’est de leur garantir une multiplicité de producteurs et d’éditeurs, aussi variés qu’eux, et de donner à ces producteurs et éditeurs les moyens, ainsi que l’obligation, de mieux rémunérer les auteurs pendant la phase d’écriture. En montant les auteurs contre leurs producteurs et leurs éditeurs, les diffuseurs et leurs acolytes ne font que diviser pour mieux régner. Une chaîne de fabrication entièrement soumise aux courbes de vente n’est pas une politique culturelle.
Cécile Vargaftig
coprésidente du SCA,
Scénaristes de Cinéma Associés