"De la nécessité discutable de l'IA pour produire une œuvre littéraire ou cinématographique "…
Une version raccourcie de cette tribune collective des Scénaristes de cinéma associés a été publiée dans Libération le 9 avril 2025, ainsi que, pour sa version en italien, par Il Manifesto le 4 mai 2025.
Cette version courte a été lue par Clotilde Courau en ouverture des Journées du Scénario 2025. Nous la remercions chaleureusement pour sa lecture inspirée.


Une feuille de papier et un crayon, c'est tout ce qu'il faut pour écrire un poème, un roman, un scénario de film ou de série.
Une feuille de papier, un crayon.
Bien sûr, il faut également la prétention de croire qu'on a quelque chose à dire, à raconter, du monde qui nous entoure, peut-être un peu d'imagination et encore une grande envie de voir où cela nous mène. Parfois en naît une œuvre que nous aurons la chance de partager avec d’autres, lecteurs et spectateurs. Et pour cela, aussi incroyable que cela paraisse, nous n’aurons même pas eu besoin de "moissonner” l'intégralité de la littérature mondiale depuis Homère et Ovide, ni la totalité des films depuis l'invention du cinéma par les Frères Lumière. Il nous aura suffi d'en avoir dévoré, d'en avoir vu et revu une infime partie et de les avoir faits nôtres. Et surtout d'écrire, de réécrire sans relâche l'œuvre qui nous importe.
C'est bien peu une feuille de papier, un crayon, pour offrir autant. Si on y réfléchit, cela ne devrait cesser de nous épater, nous tous et toutes, autrices, auteurs, qui sommes, depuis longtemps passés, sans hésiter, à l'ordinateur et aux moteurs de recherche.
Mais voilà qu'aujourd'hui, on nous propose d'aller encore plus loin avec l'apport de celle qu'on nomme, à tort ou à raison, Intelligence Artificielle Générative. D'aller encore plus loin, et d'expérimenter une nouvelle façon de créer ou de faire œuvre. Pour nous convaincre, on nous répète que nous aurions tort de nous en priver tant les bénéfices seraient nombreux : "booster" nos compétences, nous débarrasser de tâches supposées ingrates, nous offrir des gains de temps exceptionnels, décupler notre productivité et, cerise sur le gâteau, nous ouvrir à ce que nous n'aurions jamais osé rêver - des imaginaires encore insoupçonnés ! En bref, nous augmenter.
Rien que ça !
Nous devrions nous réjouir. Alors pourquoi éprouvons-nous le sentiment qu'il faut nous méfier de ce nouvel outil ?
Rappelons d’abord avec quoi les Intelligences Artificielles sont nourries : avec nos œuvres, livres ou scénarios, sans notre autorisation ni contrepartie aucune, au mépris du droit d’auteur. Nous avons été les premiers, avec les photographes, les peintres, les plasticiens, les musiciens à en payer le prix fort. On peut même trouver indécent que des centaines de milliards d’euros soient accordés à leurs concepteurs et financiers, sans qu’une partie de ces investissements ne soit utilisée pour rémunérer les propriétaires des "données" qui les entraînent. Cela s’appelle du pillage, et au bout de la chaîne, il vise uniquement à augmenter la fortune de quelques-uns.
Mais après tout si, comme nous l'affirment ses partisans enthousiastes, l'Intelligence Artificielle est bel et bien capable d'accomplir ces prouesses et de tenir ses promesses, si elle nous permet d’ouvrir des « imaginaires insoupçonnés », le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Imaginez : inventer des « œuvres à couper le souffle ».
Mais à quel prix, écologique, social, humain ? Au service de quels intérêts ? C'est la question. Elle n'est pas loin d'être … shakespearienne.
Sur le plan écologique, le développement des Intelligences Artificielles a un coût exorbitant qui doit nous alerter : explosion des rejets de CO2 dans l’atmosphère, accroissement insoutenable des besoins en eau et électricité, détournement de matériaux rares et précieux, pollution et exploitation toujours plus accrues des terres et ressources naturelles. De nombreuses études et même ses partisans le reconnaissent. Ces derniers ont beau, à grand renfort d'éléments de langage positifs, tenter de nous convaincre qu'au bout du compte, les Intelligences Artificielles résoudront tous les problèmes qu'elles contribuent à accroître de façon exponentielle, on croirait parfois entendre le serpent Kaa qui, dans Le Livre de la jungle, ne cesse de répéter à Mowgli en l'hypnotisant pour mieux le tromper: "aie confiance, aie confiance".
Sur le plan social, on constate que nombre de métiers qui collaborent avec les nôtres en fiction, en documentaire, en animation (comédiens de doublage, traducteurs, monteurs, affichistes, graphistes, lecteurs, voire co-scénaristes, la liste n'est pas close) sont déjà fragilisés par les capacités de l'Intelligence Artificielle, et menacés à long terme. Or aucune de ces professions n'est un de ces métiers pénibles ou aliénants que l'IA soulagerait de sa dureté. Au contraire, chacun de ces métiers est le plus souvent choisi par des femmes et des hommes qui, au-delà de leurs compétences prouvées ont satisfaction, sinon plaisir, à les exercer et les enrichir de leur sensibilité. Alors pourquoi les détruire et les remplacer par des machines ? Sinon pour la bonne fortune de celles et ceux qui sont contraints (ô scandale) de les rémunérer.
Sur le plan humain, nombre d'enquêtes et de documentaires alertent sur les millions de travailleurs invisibilisés chargés de préparer les milliards de "data" qui alimentent les algorithmes insatiables de ces merveilleuses IA. Le travail psychiquement maltraitant, sous-payé, rarement choisi, de ces ouvriers de l'ombre est savamment occulté. Elles et eux, savent, bien mieux que nous, ce qu'est réellement une tâche ingrate.
Car nos propres tâches ingrates qu’elles sont-elles en réalité ? Affronter la terrible angoisse de la fameuse page blanche ? Mais pourquoi nous en priverions-nous quand nous savons par expérience qu'elles sont nécessaires à notre processus de création, qu'elles le nourrissent patiemment ?
C’est bien méconnaitre le rythme propre à chaque écriture que de nous imposer d’aller plus vite, c’est méjuger ce qui nous anime et le moteur même de tout processus créatif. Nous avons besoin de prendre le temps de rêver à l’œuvre à venir. Et nous aimons ça. Nous avons besoin de prendre le temps de réfléchir, parfois de longues minutes, à la place d'une virgule dans nos phrases, au choix d'un mot, d’une réplique, d’un geste. Et nous aimons ça. Et quand il s'agit, pour le besoin de nos travaux de nous documenter, un simple et banal moteur de recherche suffit, ou encore mieux, la possibilité de se renseigner auprès d’individus qui auront l’expérience et la connaissance qui nous manquent et prendra, elle ou lui aussi, plaisir à nous les transmettre. Cette humanité en action, ces transmissions, ces échanges font partie intégrante de la création.
Un autre argument de celles et ceux qui parmi nos confrères s'enthousiasment - et on peut les comprendre et les croire sincères - c'est de penser ou d'affirmer que l'IA va démocratiser nos métiers ou nos arts.
En gros "vous pensez ne pas savoir écrire mais vous avez des idées", l'IA va faire de vous, en moins de temps qu'il n’en faut pour le dire, un écrivain renommé, une grande scénariste, et qui sait le futur ou la future… Orwell de 2084 ?
Vraiment ? N’est-ce pas un autre miroir aux alouettes, tant on sait qu’en matière de création, ce qui fait la valeur d’une inspiration et d’une idée, c’est l’expérience purement humaine si justement décrite par Rainer Maria Rilke, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge où il explique comment le "premier mot d'un vers" ne peut surgir que d'un processus complexe lié à la nature de nos "vies minuscules", les expériences qu'elles nous proposent ou nous imposent, les souvenirs qu'on en tire, et qui deviennent en nous "sang, regard, geste".
Bien sûr, certains, certaines, sauront tirer parti de ces nouveaux outils. Celles ou ceux qui, à la manière d'un Chris Marker ou d'un Perec, sauront subvertir la machine. Mais bien plus sûrement, l’IAG bénéficiera avant tout à ceux qui aujourd’hui ne raisonnent qu’en termes de flux et de contenus - et non de création - toujours heureux de répondre aux besoins du marché, comme si l’expérience proprement humaine, les émotions, rêves et souvenirs, n’avaient plus d’importance.
De fait, nous nous gardons bien de nier les prouesses de l'IA. Elles sont proprement stupéfiantes.
Elles crèvent les yeux.
Elles les crèvent si bien qu'elles nous aveuglent et passent sous silence les risques auxquels elles confronteront leurs utilisateurs.
Le risque qu'à force d'associations mécaniques et probabilistes, les Intelligences Artificielles Génératives finissent par nous appauvrir en faisant disparaître, volontairement ou non, des occurrences statistiques qui ne seraient pas assez fréquentes, trop contestatrices ou trop subversives. Le risque aussi que ce qu'elles nous offrent ne soit surtout le reflet, sans même qu'ils en aient conscience, des préjugés et des croyances de leurs programmateurs. Le risque qu'elles deviennent un véhicule de plus pour les idéologies de ceux qui les contrôleront.
Le risque enfin, pour tous les créateurs et créatrices, qu'à force de vouloir, grâce à ces prodigieuses machines, nous préserver de l'échec - pourtant si profondément humain et nécessaire à la création, puisqu'il s'agit toujours d'échouer et d'échouer mieux, comme le disait Beckett - elles nous diminuent plutôt que de "nous augmenter", nous coupant par là même de ce réel auquel on doit "se cogner" pour être au monde. Pour l'écrire.
Ces prouesses aussi stupéfiantes soient-elles nous rendront-elles heureux, vivants, amoureux ? Ces œuvres générées par des algorithmes, sans référence au réel, sans référence à la vérité de nos existences, sans intelligence sensible, sans « je », « tu » ou « nous », sans singularité, ni discours subversif, ne risquent-elles pas d’appauvrir le travail des auteurs, de nous abêtir et de priver les générations futures du plaisir d’écrire et de penser par soi-même, du plaisir de communier autour d’un livre, d’un roman, d’un film ?
Pour nous signataires de cette tribune, la véritable intelligence humaine ne serait-elle pas de reconnaître, au regard des coûts écologiques, humains et sociaux qu'elles nous imposent, la futilité et l’inconséquence de l’utilisation des IAG dans ces métiers qui sont les nôtres ? S'il paraît illusoire de s'opposer à leur développement, faisons au moins en sorte que leur utilisation soit régulée et réservée à des domaines dans lesquels elles seront utiles aux avenirs qui nous attendent. Et pas seulement à ceux qui contrôleront ces IA surpuissantes.
Certains nous traiteront de technophobes passéistes. Mais en ce siècle qui avance vers des horizons plus qu'incertains, les seuls progrès qui devraient nous importer sont ceux qui visent à préserver ce qu'il nous reste de vivant, en nous et autour de nous. Et à reconnaître qu'à l'ère de l'IA, on n’a finalement réellement besoin de rien d'autre que d'une feuille de papier, d'un crayon, et d’un esprit libre, pour écrire.
Comme tant d'autres avant nous.
D'une feuille de papier et d'un crayon. Que ce soit pour écrire L'Odyssée ou Hiroshima, mon amour.
