D’aucuns affirment que de nos jours, « on ne peut plus rien dire »
Nostalgie étrange d’une époque sans doute imaginaire où la liberté d’expression aurait été totale, flottant dans un royaume des idées dépourvu de normes morales, sociales et religieuses. Cette question d’une restriction drastique de la liberté de parole touche aussi désormais la création, et notamment la fiction cinématographique. Réactivons d’emblée ce qui nous reste de notre mémoire-tampon du siècle dernier : la tendance du discours critique – au sens large – à entremêler moralité et cinéma ne date pas exactement d’aujourd’hui, n’en déplaise aux pourfendeurs du wokisme. Combien de « on ne peut pas filmer comme ci ou comme ça » ont-ils été brandis dans les pages des Cahiers du Cinéma, de Positif, et au cours des ciné-clubs du Quartier Latin ? Souvenez-vous, un travelling peut être moral ou « abject ». Il n’existe ni absolu de la mise en scène, ni de mise en scène dans l’absolu, écrivait Rivette. On peut déplacer cette question sur le scénario, à l’heure où celui-ci prend une place symbolique centrale dans le débat.
Paradoxe de l’époque en effet : l’image de fiction est volatile – il n’y a jamais eu autant de contenus en circulation – et pourtant elle n’a jamais été autant lestée par le poids de la signification. Dépouillée de son dernier parfum de sacralité car omniprésente sur tous les canaux de diffusion et réseaux sociaux inimaginables, toute image est peut-être plus que jamais lue comme une icône qui convoque un réseau de significations. Significations dont on tient moins la mise en scène responsable, que le scénario – et a fortiori le scénariste. Ici, un élan populiste fustige les récits de la « woke fiction » dont le grand public n’aurait que faire (comprendre : sujets sociaux, personnages marginaux, bien-pensance dont on s’imagine qu’elle est intégralement financée par le contribuable…). Là, on cloue au pilori des auteurs dont la seule identité est jugée coupable ipso facto de véhiculer des schémas réactionnaires. Quand ce ne sont pas les sujets ou les personnages qui sont mis en cause, c’est leur représentation ou la plume qui se fait leur voix. Rien ne va plus : ni ce dont on parle, ni qui en parle, et encore moins comment on en parle.
Et alors, comment on se parle ?
Ceci, peut-être, constitue un fait nouveau : si par le passé on soupçonnait surtout l’inconscient des récits, à présent ces récits et leurs auteurs eux-mêmes se retrouvent au banc des accusés, dans une confusion étrange entre médium, message et créateur. Alors que la sur-profusion des images de fiction devrait nous confronter à leur caractère éminemment relatif, c’est l’inverse qui se produit : parfois même, la distance entre fiction et réel s’annule purement et simplement. Un même récit pourra ainsi se retrouver au cœur d’une crise entre des lectures contradictoires, informées par des positions morales et politiques apparemment irréconciliables (universalisme, relativisme, historicisme, vision partisane…), qui ont toutefois pour point commun de se draper chacune dans un sentiment de légitimité absolue. Et c’est bien ce sentiment aussi impalpable qu’inflammable qui a pour effet non pas de provoquer le dialogue, mais de créer les conditions de son impossibilité. On ne peut pas se parler, puisque je me sens agressé à travers ton récit, qui ne me donne pas à voir ce que moi, j’attendais de voir. Prière de ranger ce qui me dérange, ou qui du moins ne me conforte pas dans une conviction préexistante au film – qu’il s’agisse là d’un privilège jamais remis en question ou d’une position militante. La réception est devenue un moment de tension extrême, qui conforte des postures politiques de tous bords, établies comme des piliers inébranlables indépendamment du contenu effectif de l’œuvre, et qui bornent de manière normative et a priori le dialogue. Les déconstructeurs d’hier se retrouvent sidérés d’être considérés comme les gardiens d’un temple qui s’écroule, et ceux d’aujourd’hui se scandalisent de ne pas voir leur point de vue érigé comme la seule grille de lecture possible.
Cette tension se répercute évidemment dans la création. Si chacun pense détenir non pas son point de vue ou sa vérité, mais la vérité sur qui doit montrer quoi comment, le scénariste risque de se retrouver dans un labyrinthe d’injonctions morales, édictées par une doxa volatile. Un homme ne peut pas écrire telle chose. Une femme devrait avoir honte de dépeindre tel personnage féminin de telle manière. Traiter tel sujet sous tel angle est infâme. Ces règles peuvent se décliner selon des critères de genre, d’appartenance ethnique, de classe, de génération. Est-ce purement une question de changement d’époque ? Certes, il fut un temps où seule semblait compter la liberté du geste, où la « fin de l’histoire » conceptualisée par Fukuyama permettait encore une foi dans la force du récit par lui-même et pour lui-même, et où la question de l’identité intime ou de l’appartenance politique du scénariste passait au second plan, derrière la voix d’auteur. Pour autant, c’était mieux avant ? Sans doute pas. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que cette nouvelle donne peut apparaître pour certains comme une restriction de liberté. Une censure « à l’arrivée » qui provoquerait une autocensure au départ de l’action, sur la page, dans la construction des personnages et du récit. Et d’un coup, on se rend compte que la petite musique pernicieuse du « on ne peut plus dire » n’est plus très loin.
A manipuler avec précaution.
Pour sortir de l’aporie, peut-être faut-il paraphraser Rivette. Il n’y a pas d’absolu du scénario, ni de scénario dans l’absolu. On n’écrit pas ex nihilo, hors de tout cadre réel – en tout cas, pas si l’on est une intelligence non artificielle. Acceptons que la quête effrénée d’un plus petit dénominateur commun a ses limites, aussi bien qu’un prix : celui de l’uniformisation de nos imaginaires. Plutôt que de se contorsionner pour plaire au plus grand nombre, en anticipant la réception de nos œuvres, peut-être devons-nous en tant que scénaristes aiguiser encore davantage notre point de vue, informé par notre sens de l’écoute et de l’observation. Ecouter, c’est-à-dire prendre note du contexte dans lequel s’inscrivent nos histoires et nos personnages – puisque l’autre risque miroir de l’autocensure, c’est la cécité (ou la surdité, selon les Anglo-Saxons) et le repli sur soi. Ecouter, c’est-à-dire également se réjouir que de nouvelles voix racontent d’autres histoires, plus surprenantes et inattendues que celles nous aurions imaginées si nous étions restés dans un entre-soi mortifère. Et ne pas partir des interdictions, au risque d’appauvrir nos récits par peur de déranger, mais au contraire s’imprégner de ce qui nous entoure pour enrichir ces récits, pour tenter de tracer une voie qui sorte des schémas binaires du moderne et de l’ancien. Il serait naïf de penser que les récits n’évoluent pas avec l’époque, et que depuis la tour d’ivoire du scénariste, la création cinématographique ne continue pas de dialoguer avec le monde réel pour affirmer un point de vue d’auteur. Plutôt que de prendre les injonctions morales de type « il ne faut pas écrire ceci » ou « tel scénariste n’a pas le droit d’écrire cette histoire » elles aussi comme des vérités qui existeraient dans l’absolu des idées, interrogeons-les de manière critique, afin de questionner nos propres choix dramaturgiques. Quitte, à l’arrivée, à devoir descendre dans l’arène pour les défendre s’ils ne répondent pas aux « attentes » de nos lecteurs et de nos spectateurs. Écrire non pas pour fermer le dialogue, mais au contraire l’ouvrir et se parler.
En somme, un usage éclairé, assumé et bienveillant de notre liberté de création, « en pleine conscience », comme aurait pu le dire David Lynch. Tiens, Lynch dont la mort m’attriste terriblement semblait mettre quasiment tout le monde d’accord, et pourquoi donc ? Hypothèse de travail : peut-être parce que quelque chose de ses images et de ses récits mettait à bas cette réduction radicale d’un film à son pur discours. Une simplicité évidente de son imaginaire qui n’appartenait qu’à lui, mais qui appartenait aussi à tous. Une voix unique en laquelle chacun pouvait, à sa manière, à la fois se reconnaître et découvrir un continent inconnu. C’est sans doute dans ce lieu paradoxal où se mêlent familiarité et étrangeté qu’il faut chercher notre liberté. Avec David, méditons là-dessus : pour créer, on a besoin d’air et d’espace, surtout à une époque où on célèbre les cloisons mentales et les frontières physiques. De l’espace pour bouger les lignes et pour bouger entre les lignes, de l’espace pour ne pas se retrouver trop collé aux idées, aux images, au sens et à la littéralité des choses. De l’espace pour la rêverie, le second degré et l’imagination. Comme disent les Américains : room for thought.