Dans ce chapitre, nous découvrons le regard de Maud Ameline, seconde scénariste sur le projet.
Rencontrer l'univers de Garçon chiffon
Sarah Lasry & Céline Tejero : Comment avez-vous rencontré Nicolas Maury et à quel stade du processus êtes-vous arrivée ?Maud Ameline : Nicolas avait écrit avec Sophie Fillières pour Géraldine Michelot (productrice, Mona Films) et quand Charles Gillibert (producteur, CG Cinéma) a repris le scénario, ils ont eu envie de le retravailler. Charles Gillibert et Romain Blondeau (responsable du développement) ont dit à Nicolas qu’ils réfléchissaient à plusieurs scénaristes.
Nicolas Maury pensait à moi, probablement grâce au film de Noémie Lvovsky (Camille redouble) et on a un ami commun qui s’appelle Mikael Buch. Nicolas a joué dans son film Let my people go et j’ai co-écrit avec Mikael, Simon et Théodore. Nous avions donc des affinités.
Nous nous sommes rencontrés dans un café et on a su qu’on travaillerait ensemble en se parlant. Une rencontre professionnelle de ce type, c’est comme une rencontre amicale, amoureuse, on sent quand il y a quelque chose qui se passe. Et c’était le cas avec Nicolas.
SL & CT : Qu’est ce qui vous a saisi dans son univers et qui vous a donné envie de travailler avec lui ?
MA : Quand Nicolas parle, qu’il est face à vous, je dirais qu'il est un univers tout entier. C’est quelqu’un qui s’est fait tout seul. Il est extrêmement cultivé, extrêmement curieux de la littérature, du cinéma, des films des autres. Nicolas est très positif. Il va beaucoup voir les films des autres. Il a un univers qui est dans le film et qui est lui. D’ailleurs Garçon chiffon c’est son portrait, et c’est ce qui m’a plu tout de suite dans le scénario. Explorer sa personne.
À ce moment-là, je le connaissais comme acteur. Je n’avais pas vu la série Dix pour cent et il m’a demandé, si possible, de ne pas le faire durant notre collaboration. Il ne voulait pas que je sois influencée par son personnage dans la série, qui n'avait rien à voir avec celui de Jérémie dans Garçon chiffon.
SL & CT : Quelles étaient ses références ? (films, images, musiques....) et en aviez-vous des communes qui vous ont permis de vous aligner sur la même vibration ?
MA : Nous n’avions pas de référence filmique spécifique. Nous parlions de plein de films mais ce dont je me souviens le plus ce sont nos discussions sur le traitement de la jalousie chez Proust.
Collaboration au scénario
SL & CT : Comment avez-vous travaillé ensemble ? Quelle était votre méthode de travail, l’écriture des dialogues... ?MA : J’ai le souvenir très fort de nous deux quand on se voyait au café pour discuter des scènes du film et Nicolas qui se mettait à parler la langue des personnages.
On discutait beaucoup, puis je reprenais seule le texte. C'est-à-dire que je faisais des propositions que je lui envoyais et il me faisait un retour. Il y avait des choses dans le scénario que nous allions garder, d’autres abandonner, pour trouver un équilibre.
Des fois, Nicolas m’envoyait des monologues ou des scènes entières par sms ou whatsapp. Cela m'arrivait de prendre cette matière telle quelle pour l'intégrer au scénario.
Au café, je ne pouvais pas prendre de notes car cela allait vite mais je me disais “Retiens, retiens, retiens…” pour restituer cette langue-là.
Je crois que la peur que j'ai eue, quand j’ai lu le scénario pour la première fois, qui était déjà écrit avec cette langue si spécifique, c’était de ne pas réussir à la restituer. Mais au final, dans ces moments de travail au café, je devenais comme un buvard. A force de l’écouter parler, de m’en imprégner, les dialogues étaient là.
J’ai l’impression que j’ai réussi à me mettre dans ses pas parce que je l’avais beaucoup écouté. Je me souviens par exemple d’un moment avec la grand-mère de Jérémie (jouée par Florence Giorgetti), c’est comme si elle était assise à côté de nous. En même temps, c’est un comédien aussi, Nicolas.
Au final, c’est la mémoire de ces moments qui fait qu’ensuite, seule, devant mon écran, il y a quelque chose qui ressortait. Récemment on m’a rapporté une phrase de James Joyce, je ne la restitue pas telle quelle, c’est l’idée que je trouve lumineuse, et elle me fait penser à tout cela : “L’imagination, c’est juste la mémoire des choses”.
Ce n’est pas que des gens ont plus d’imagination que d’autres, c’est juste la possibilité de se reconnecter à toutes ces choses qui sont déposées en nous et qui constituent notre mémoire.
C’était ça nos moments de travail. Je m’imprégnais de sa langue.
SL & CT : Quels étaient les obstacles dans l’écriture du scénario ? Les enjeux auxquels vous avez été confrontés ?
MA : Nicolas et Sophie sont deux univers qui se sont rencontrés pendant la première partie de l’écriture. Et ce sont deux univers que j’aime beaucoup. Leur grammaire à chacun me parle. Du coup, je n’ai eu aucune difficulté à rentrer dans le scénario.
Il y a des scènes qu’ils ont écrites et qui sont telles qu'elles encore aujourd’hui dans le film. Notamment une que j’adore, celle de la dispute entre Jérémie et son compagnon à propos de la tâche de sperme sur le vêtement ou encore des scènes avec la mère.
Garçon chiffon est un film personnel, je devais donc accompagner à mon tour Nicolas à prendre du recul là-dessus et à construire une trajectoire pour son personnage.
Je dirais que l’enjeu d’écriture c’était que le scénario était une sorte de portrait puzzle, kaléidoscopique, du fait de l’intimité du sujet.
Il y avait plein de pistes super intéressantes mais peut-être pas encore vraiment d’histoire qui se dégageait. C’est sur tout cela que nous avons discuté avec Nicolas lors de cette deuxième partie d’écriture. Qu’est-ce que l’on va déployer pour que cela fasse un peu plus récit ?
Il y avait déjà le portrait de ce jeune comédien qui a du mal à travailler, également le retour dans sa terre natale chez sa mère (jouée par Nathalie Baye).
Dans mes souvenirs, la jalousie était moins présente à ce stade car nous en avons beaucoup parlé ensuite afin de la creuser. De là sont arrivées l’idée de la filature, de la caméra espionne, le groupe des jaloux anonymes. Le fil de la jalousie a vraiment été tiré du début à la fin pour comprendre pourquoi le personnage de Jérémie est dans cet état-là, maladivement jaloux et ainsi définir sa trajectoire.
Du coup, l’enjeu était surtout de tirer les fils mis en place et structurer le récit.
Au début c’était un portrait un peu comme ces vitraux qui sont faits de pleins d’éclats. Il fallait essayer de trouver d’où partait ce personnage, savoir où il arrivait, rendre cela un peu plus clair.
Et notamment en levant quelques questions comme ce point qui était pour moi très important : le père.
La mort du père, par exemple, était à peine effleurée, voire sous-entendue. Quand j’ai questionné Nicolas dessus, je suis un peu tombée de ma chaise. C’était fou et tellement important cette histoire du père qui s’est suicidé avec un fusil. J’ai voulu que l’on creuse.
De là, est arrivée l’idée de la cabane de chasse et cette scène de l’hommage du père dans la forêt. Tout cela ne concerne pas seulement la trajectoire mais devient un sous-bassement du personnage qui m’avait semblé fondamental.
Le personnage de Jérémie n’a pas encore fait le deuil du père et cela a un lien avec sa jalousie maladive par la question du manque, de la crainte d’être oublié par son amant et par les autres. SL & CT : Qu’est ce que vous répondez si on vous parle de film chronique pour Garçon chiffon ?
MA : Je dirais plus un portrait. D’ailleurs, un jour je lui ai dit cela pourrait s’appeler “Portrait de l’artiste en jeune homme” (James Joyce) dans le sens où Nicolas fait son autoportrait sans que cela soit pour autant autobiographique. Garçon chiffon c’est son regard personnel sur le monde qui l’entoure avec tous ces fragments de la vie de Jérémie.
SL & CT : Quels sont les défis et/ou les avantages en tant que co-scénariste, lorsqu’on travaille avec un scénariste / réalisateur qui raconte une histoire très personnelle sur son regard au monde ? Et comment décririez-vous le travail du film sur l’humour et l’équilibre avec le drame ?
MA : L’équilibre entre l’humour et le drame vient de l’univers de Nicolas et de son langage dont je parlais au début. Quelque chose qui est vraiment drôle fait écho à quelque chose qui est vraiment tragique. C’est la manière de marcher sur un fil entre les deux, comme un funambule, qui fait que l’on a un certain regard sur le monde. Dans cet humour il y a, je crois, un mélange de tendresse et de cruauté. C’est un humour poétique où on se sent bien.
Je dirais que cela a été un avantage car, encore une fois, Nicolas est tout un univers dans lequel on peut puiser son inspiration. Il célèbre la fragilité en la magnifiant. Ce ne sont pas des personnages de vainqueurs, ils ont un rapport au monde qui n’est pas évident tout de suite. On va donc partir de la perte, de ce que l’on a en moins ou de différent, pour être dans le monde et ainsi devenir très fort.
SL & CT : Quelle est votre scène préférée du film ?
MA : J’ai envie de parler de deux scènes qui m’émeuvent beaucoup. Celle avec la chanson Ma chérie d’Anne Sylvestre, où Jérémie et sa mère font un karaoké, boivent un Spritz et discutent du père. C’est une scène que je trouve tellement belle et qui était déjà là quand j’ai travaillé sur le scénario.
Également celle que j’adore est l’hommage au père défunt devant sa cabane de chasseur. C’est une scène que je trouve déjà à l’écriture totalement folle avec la grand-mère mais je ne pouvais pas prévoir que la comédienne Florence Giorgetti serait aussi extraordinaire au jeu. La caméra est un peu flottante et définit bien l’état du personnage comme cette femme qui perd un peu la tête. Je trouve cette scène à l’écran magistrale. SL & CT : Comment sait-on qu’on est arrivé au bout du scénario ?
MA : Nous nous sommes rencontrés avec Nicolas à l’automne et nous avons terminé la réécriture vers l’été. Il y a eu pas mal de versions et de retours des producteurs. Ils n’ont pas lâché tant qu’ils n’étaient pas entièrement satisfaits du scénario.
On a cherché beaucoup la fin, il y avait plusieurs fins possibles. Toute l'histoire du chien (Gugus) a été beaucoup plus développée dans cette phase d’écriture également.
Comme auteur, on sent qu’on s’approche de la fin de l’écriture, mais en général c’est le regard de la production, et c’est son rôle aussi, qui complète cette impression ou nous dit s' il y a encore un peu de travail.
Au final, c’est surtout le.a. producteur.trice qui nous dit quand le scénario est fini. (rire)
SL & CT : Comment s'est passé l'échange avec Charles Gillibert ? S'est-il beaucoup impliqué dans le développement, dans les retours ? Selon vous, quelle est la place du.de la producteur.trice dans ce processus d'écriture ?
MA : Au début, Charles Gillibert nous a laissé nous rencontrer avec Nicolas et entamer notre collaboration seuls, afin de rentrer dans une intimité de travail à deux.
Ensuite, lorsque nous envoyions nos différentes versions, Romain Blondeau nous faisait des notes écrites, puis nous donnait rendez-vous au bureau avec Charles Gillibert et lui afin d’en discuter ensemble.
Les retours étaient à chaque fois destinés à nous pousser davantage. Charles Gillibert est un producteur très humain, il a un regard acéré sur l’univers d’un auteur, en l'occurrence, ici, sur celui de Nicolas. Par exemple, à propos de la scène en hommage au père défunt devant sa cabane de chasseur… Au début, cette scène se déroulait dans un cimetière. Ce sont les producteurs qui ont insisté pour que l’on change de décor en disant que les hommages dans les cimetières étaient vus et revus. Ils avaient raison ! On a donc creusé avec Nicolas sur ce père chasseur qui se suicide avec sa carabine pour arriver à sa cabane et cette scène folle dans ce décor étrange. De là est née l’idée du retour de Jérémie dans la cabane quand il va mal et qu’il “tente de se suicider” à son tour en sautant d’un pont avant d’être sauvé par les soeurs.
Aujourd’hui, je pense que pour qu’un film soit réussi, il faut vraiment que le trio (co)scénariste(s) / réalisateur.trice / producteur.trice s’entende et soit fort. C’est vraiment ce trio qui porte le film au début. On a besoin du regard du.de la producteur.trice et sentir qu’il.elle a envie d’aller défendre le film auprès des financiers. Il.elle doit donc y croire entièrement. Le trio entier doit être convaincu d'avancer vers la meilleure version possible.
Le métier de scénariste
SL & CT : Quel regard portez-vous sur la question du statut des scénaristes dans le cinéma aujourd’hui ? Et du rapport scénariste / réal / production ? MA : Il y a beaucoup à dire à ce sujet. La place et le statut des scénaristes, on le sait, est encore et doit être en évolution. C’est d’ailleurs un des buts précis du SCA. Pour ma part, j’y suis rentrée au début pour me sentir moins seule. On est pas seul.e quand on est avec un.e réalisateur.trice mais on est seul.e sur toutes les questions qui concernent notre métier, telle que la rémunération dont il est très délicat de parler avec eux.elle ; les questions de droits d’auteur.e, qu’est ce qu’on fait quand on n’a pas de travail ? Ce sont des questions que l’on se pose beaucoup quand on commence, et même au cours de la vie de scénariste. En rentrant au SCA, je me disais que j’allais pouvoir comprendre ces nouvelles choses, me sentir moins seule dans tout ça. C’est important quand on est scénariste d’être dans une association afin de faire avancer ce statut qui n’est pas encore suffisamment reconnu à sa juste valeur. Les scénaristes sont peu invités en festival, n’apparaissent pas toujours sur l’affiche du film ou sont souvent oubliés dans les dossiers de presse au moment de la sortie d’un film. Le jour où le métier sera davantage reconnu, je pense que toute la profession y gagnera. Mais il y a des batailles à mener et c’est ce que fait le SCA. C’est un métier avec une prise de risque, on n’a pas la sécurité du salariat. Pendant longtemps j’ai dû continuer à faire d’autres activités à côté, telle qu’enseignante et lectrice. Aujourd’hui je ne vis que de l’écriture mais il m’arrive des fois de ne pas avoir de projet devant moi et de sentir ce vertige du funambule. Cette fragilité du métier fait peut-être aussi partie de sa beauté, mais ce n’est pas une raison pour être oublié.e, être mal rémunéré.e alors qu’en France les films sont financés grâce au scénario (le CNC, les chaînes de télévision, les régions, aident un film sur la base de son scénario). On ne peut pas être la dernière roue du carrosse. Cela serait un paradoxe.
Sur Garçon chiffon, la relation avec la production s’est très bien passée. Ils ont repris le film et l’ont fait éclore. On a d’ailleurs retravaillé ensemble depuis.
SL & CT : Quels conseils donneriez-vous à de jeunes auteurs pour mieux appréhender la collaboration dans l’écriture ?
MA : Les rencontres ne sont pas toujours aussi fortes que celle dont je viens de vous parler. Et surtout lorsque l’on commence, on a envie d’écrire, de travailler donc on prend un peu ce que l'on nous propose. Mais au final, je me rends compte que pour les films qui restent marquants, les collaborations qui fonctionnent, il y a souvent ce côté coup de foudre de travail. Il n’est pas forcément là au premier rendez-vous. Et effectivement, il y a des gens avec qui il y a moins cette familiarité, on parle moins la même langue ou la même musique et avec lesquels la relation de travail peut néanmoins être fructueuse.
Si j’ai trois conseils à donner c’est d’écouter beaucoup, écouter l’autre. Soit à travers un texte, s’il y a déjà un texte, soit lors de la rencontre avec le cinéaste.
Le second conseil c’est un peu le mouvement inverse, il ne faut pas avoir peur d’envoyer la balle, comme au tennis. Oser dire quelque chose qui peut être à côté de la plaque, ça c’est très important. Il ne faut pas se censurer et se permettre de dire dès le premier rendez-vous “Moi, ça me raconte ça” quitte à ce que l’on se trompe. Le.a réalisateur.trice se jette à l’eau en vous faisant lire son travail, c’est donc à notre tour de prendre ce risque.
Et le dernier conseil c’est d’être tenace. Les débuts sont durs, mais il faut tenir.
SL & CT : Avez-vous un rituel d’écriture ? Une journée type ?
MA : Je travaille toujours dans des pièces différentes, je n’ai pas de bureau “fétiche” et je n’ai pas de rituel particulier si ce n’est que je travaille mieux le matin et que je bois beaucoup de thé en écrivant. Il y a des jours où j’écris facilement et d’autres où cela bloque plus. Dans ces moments-là, je bouge, je vais marcher, je fais la cuisine, je prends une douche… et en général c’est là qu’une idée se débloque et vient spontanément.
SL & CT : Quels sont vos prochains projets ?
MA : Justement je viens de retravailler avec Charles Gillibert et Romain Blondeau sur un film du réalisateur italien Pietro Marcello (Martin Eden, 2019). Sur ce nouveau film L’envol, il y avait déjà un scénariste napolitain, Maurizio Braucci, mais le scénario n’était pas encore terminé et l’histoire se déroule en France entre les deux guerres. Ils m’ont alors proposé de collaborer avec eux. Pietro souhaitait également mon regard féminin pour développer ses personnages de femme. Ce n’était pas évident car nous devions communiquer entre l’italien que je parle un peu, le français et l’anglais. Le film sera tourné avec des acteurs français cet été, début septembre.
La place d’une autre, qui est le prochain film d’Aurélia Georges (L’homme qui marche, 2007) et Les Passagers de la nuit de Mikhaël Hers sont deux films terminés sur lesquels j’ai travaillé que j’aime beaucoup. Mariette Désert (SCA) a collaboré également au scénario du film de Mikhaël Hers.
Propos recueillis le 29 mai 2021 - © Photos Patricia Franchino & Maud Ameline et photos extraites du film Garçon chiffon.
Premier épisode : Sophie Fillières, scénariste
Second épisode : Charles Gillibert, producteur
Quatrième épisode : Nicolas Maury, réalisateur
Garçon Chiffon est produit par CG Cinéma et Mother Production, et distribué par Les Films du Losange.
Sortie en salles le 28 octobre 2020.
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction