À l'occasion du Prix Cinéma SACD 2022 qui lui a été remis, et de la sortie du film Les Amandiers le 16 novembre prochain, Sarah Lasry a eu la chance d'échanger longuement avec la scénariste Agnès de Sacy, pour évoquer avec elle son travail, son parcours et ses riches collaborations.
Dans la première partie de cet entretien, Agnès de Sacy revient sur ses débuts, ses études et sa relation d'écriture si unique avec Valéria Bruni Tedeschi.
Sarah Lasry : Comment as-tu découvert l’écriture ?
Agnès de Sacy : La découverte du récit et de l'art de la représentation est passée par le théâtre, ma première passion. J'ai commencé par des études littéraires et théâtrales, en fac à Censier. En parallèle, je suivais des cours d'art dramatique. J’avais alors entre 18 et 22 ans et, probablement, une espèce d'illusion de devenir actrice. Au sein des cours, j'ai commencé très vite à aimer ce petit laboratoire du texte - on fait des collages, on fait travailler les autres, on retravaille soi-même son texte. Ce n'était pas de l'écriture, mais une découverte du matériau. Puis j'ai intégré une troupe de théâtre, toujours dans une place d'adaptatrice, en allant chercher des bouts de texte, des bouts d'improvisation, pour commencer à bricoler du récit et de la représentation. Et j’ai eu la grande chance de rencontrer Michel Vinaver, dans le cadre d’un atelier d’écriture – il accompagnait des étudiants en Licence de Théâtre sur l'écriture d'une œuvre dramatique. J'y ai écrit ma première pièce, qui s’intitulait Sanguine. Vinaver m'a donné confiance, il m'a appris des choses essentielles sur la fonction du dialogue - le dialogue comme action - sur la construction et sur l’autorisation d’avancer sans savoir où mène le récit, de se jeter dans l’écriture, scène après scène. Ça a été fondateur. C’est une époque où je bouffais du théâtre. J’ai vu pratiquement toutes les mises en scène de Chéreau, je découvrais les textes de Koltès, je passais une bonne partie de mes soirées au théâtre des Amandiers – l’école des Amandiers était un endroit qui m’impressionnait, j’adorais la cafeteria, j’avais l’impression d’entrer dans le cœur battant du monde. Bon, je parle de Chéreau, mais il y avait aussi Giorgio Strehler, Antoine Vitez, Peter Brook....
SL : Quelles mises en scène t'ont marqué au théâtre à cette époque-là ?
AS : Les mises en scène de Peter Brook, comme Le Mahabharata ou La Conférence des oiseaux (1979) - La Conférence des oiseaux, je l'avais vue en Avignon, dans un espace extraordinaire devant des grandes falaises ocres. La réinvention de l’espace théâtral, donc, et un rapport physique aux acteurs. Ces metteurs en scène, m’ont également permis de découvrir les grands auteurs, Shakespeare, que Chéreau a beaucoup mis en scène, Tchekhov, Racine. Après l’atelier d’écriture avec Vinaver, je me suis dit « je voudrais écrire et vivre de l’écriture, je ne veux pas du tout être actrice. » Mais ce que j'ai appris dans ces années d’apprentie comédienne est essentiel. SL : As-tu été influencée par un auteur en particulier ?
AS : Ce n'est probablement pas par hasard qu'on s'est rencontrées, Valeria Bruni Tedeschi et moi, des années plus tard, car pour moi, l’auteur fondateur, le grand choc, c'était Tchekhov. Tchekhov que j'ai lu et relu et à chaque fois avec sidération. J'aime infiniment. C'est un maître absolu.
Dans le même temps où je me disais « je veux écrire et je voudrais en faire mon travail », je me disais également qu’il était compliqué de vivre de l'écriture théâtrale, j’ai lu alors dans Le Monde un entretien avec Jean-Claude Carrière, devenu président de la Fémis, et j’ai découvert son parcours. On peut donc être homme de théâtre et scénariste de cinéma ? J’ai osé tenter le concours de cette école, en scénario, pensant que ce serait peut-être une façon de gagner ma vie en écrivant.
La Fémis
SL : Quels souvenirs gardes-tu de tes cours à la Fémis ?AS : Avant tout, j’y ai rencontré Pascal Bonitzer qui était directeur du département scénario. Je n’ai pas eu à proprement parler de cours avec lui, mais je me souviens de chacune de ses interventions sur mes textes et mes films d’école. Il m’impressionnait. Puis, nous nous sommes retrouvés des années après pour écrire ensemble.
Sinon, je me souviens d’un stage extraordinaire avec Maurice Bénichou sur la direction d'acteurs et d’un cours de deux ou trois semaines avec Jean-Claude Carrière, très intense. Il nous faisait asseoir en rond, on faisait un peu de relaxation en ricanant en douce, puis on faisait des exercices centrés sur le récit et le collectif. On devait lancer un début d'histoire, un peu comme une balle, et rebondir, reprendre l’histoire. Beaucoup de travail à l'oral. Beaucoup de création de situations, de récits, de bouts de dialogues, quelque part entre l'improvisation et l'écriture en situation. On pensait l'histoire par la parole et par le corps. Je crois qu'en trois semaines, on n'a pas pris une feuille pour écrire.
Deux choses très importantes me sont restées. D’abord, ce moment du travail en commun où on est totalement présent et où quelque chose surgit, de l’esprit, mais aussi des affects et du corps. Tout ça nous traverse, crée des situations, des idées et on rebondit. Ce n’est pas si éloigné du processus de répétition de théâtre. Je pense que c’est ce que j'aime le plus dans la co-écriture, ce moment où on cherche ensemble, dans le présent des personnages, le présent des situations, on lance des hypothèses, on les éprouve et on va le plus loin possible. C'est un jeu d'aller-retour entre une partie rationnelle et une autre partie plus intuitive, proche du jeu d'acteur. Et ça se passe vraiment à deux ou à trois. Il y a une certaine idée du collectif que cherchait à nous transmettre Jean-Claude Carrière, le scénariste n'est pas tout seul dans son coin, il est un élément essentiel d’un processus de création qui va impliquer de nombreuses personnes, de nombreux regards, imaginaires, jusqu’à la naissance du film. La deuxième chose qui me reste, bien que je ne l’aie comprise que des années plus tard, est « la règle du Non ». Quand Carrière travaillait avec Luis Buñuel, ils avaient établi une règle : lorsqu’une idée ne plaisait pas à l'un des deux, celui-ci disait juste « non, ça ne va pas », pas besoin de se justifier, si cela ne convenait pas à l’un des deux, ce n'était pas grave, ils cherchaient autre chose. Ce que j'ai compris après des années, est que ça nous met sur un pied d'égalité dans le travail. On est ensemble au service d'un film. Ce n'est pas moi qui suis au service du réalisateur ou de la réalisatrice. C'est très important parce qu'il n'y a pas de hiérarchie. Valeria Bruni Tedeschi, par exemple, me dit parfois « ça, je ne saurais pas faire, je ne saurais pas filmer ». Alors on oublie, on cherche autre chose. Mais quand je lui dis « non, ça, je n'y crois pas… », mon non vaut autant que son non, si je puis dire. Il y a une sorte d'égalité fondatrice, du fait qu'on cherche ensemble, que je trouve très saine. SL : Et les cours avec Maurice Bénichou ?
AS : Une phrase de Maurice Bénichou m'a accompagnée : il faut avant tout lutter contre la paresse. Il le disait pour la mise en scène, mais ça vaut pour l'écriture. Dans tous ces processus de création, il y a un moment où c'est tellement long, tellement difficile, qu'on finit par s'arranger avec des choses, par les mettre sous le tapis. Il y a une part de notre cerveau qui sait très bien que c’est inachevé, mais on n'en peut plus, on lâche, on s’accommode, on se dit que personne ne le verra. Je ne vaux pas mieux que les autres, moi aussi je suis gagnée par la fatigue, mais je repense souvent à cette petite phrase de Bénichou et elle m’aide à lutter contre.
Valéria Bruni Tedeschi
SL : Valeria Bruni Tedeschi est une de tes collaborations les plus importantes. C'est intéressant de revoir les films les uns après les autres, car on voit à quel point ils se répondent, comme un long roman avec certains personnages qui ressurgissent. Ce qui est particulier dans cette collaboration, c'est que vous êtes trois à co-écrire : Valeria, Noémie Lvovsky et toi.AS : Oui. Noémie Lvovsky, qui était également étudiante à la Fémis, avait fait son premier long métrage avec Valeria, elles avaient une relation de travail et d'amitié. Lorsque Valeria a commencé à écrire, Noémie a été sa première lectrice, mais elle n'était pas libre pour travailler et elle nous a mises en relation. J'avais écrit plusieurs long-métrages, dont le premier film d'Hélène Angel, Peau d’homme, cœur de bête, celui d'Orso Miret, De l’histoire ancienne, Frontières de Mostéfa Djadjam… Bref, j'ai rencontré Valeria. Je me souviens, c'était dans un café qui n'existe plus avec un premier étage très calme qui donnait sur la place Pigalle - pendant des années, on s’est données rendez-vous là-bas pour travailler. Elle m’a fait lire ce qu'elle avait écrit. Quinze pages, que du dialogue, une longue scène de dispute et de relation amoureuse. C'était magnifique. Il y avait des éclats dans ces quinze pages, comme des pépites. Ça a été le point de départ de ce qui est devenu Il est plus facile pour un chameau. Voilà, ça a commencé comme ça.
SL : Comment se déroule une séance de travail à trois ?
AS : Notre façon de travailler se redéfinit d'un film à l'autre. En général, on fait quelques séances de travail à trois, puis Valeria travaille avec l’une et l’autre séparément, des bouts de versions avec l'une et des bouts de versions avec l'autre, tout ça scandé par des rendez-vous à trois.
SL : En quoi êtes-vous complémentaires dans ce processus ?
AS : Je pense qu'on a toutes les trois un univers en commun, le goût de pousser les situations, d'aller chercher le ridicule, le tragi-comique. Et en même temps, le souci de la vérité, d’une vérité qui est celle du film, c’est très difficile à définir. Noémie, comme elle connaît extrêmement bien Valeria, est aussi un garde-fou extraordinaire, elle a une vision d'ensemble du récit, associée à une vision de réalisatrice. Je crois être plus laborieuse, par exemple j’adore travailler sur la structure - notamment le séquencier qu'on fait souvent dans un deuxième temps. On commence par une version dialoguée très ouverte, qui permet d'explorer, d'attraper la vérité des personnages. On se retrouve avec une sorte de première version un peu hybride, un peu monstrueuse, mais qui porte en germe le film. Alors on travaille sur la structure et sur le récit. On cherche les ellipses, on cherche les accélérations, les mouvements musicaux. Ensuite, c'est un aller-retour permanent entre structure, dialogues, structure, dialogues… C’est agréable de passer du travail sur le détail à la vision d’ensemble qui fait apparaître les grands mouvements, ça fait beaucoup de bien d’alterner les deux. SL : Comment travaillez-vous cette structure ?
AS : Dans les films de Valeria, il y a au minimum deux récits, voire plus, qui s'entrecroisent. Par exemple, dans Un château en Italie, il y a à la fois l'histoire familiale (avec la maladie, la mort du frère et la vente du château), l'histoire d'amour naissante et le désir d'enfant. Tout ça passe par le personnage joué par Valeria, néanmoins il faut que ces deux récits s’articulent. Pendant longtemps, les récits fonctionnaient en parallèle et on n'en était pas satisfaites, jusqu'au moment où on a trouvé la scène où l’amoureux, joué par Louis Garrel, rencontre le frère - une scène que j'aime beaucoup d’ailleurs. Et puis il y a les thématiques. Dans ce film, il y a un mouvement de déclin et on voulait absolument qu'il y ait un mouvement vers la vie. Donc c'est presque une question musicale, comment ces deux mouvements s’entrechoquent dans le film et font avancer le récit. Valeria vient d'une famille de musiciens et moi j’ai un côté matheuse, on aime se faire des diagrammes qu’on accroche au mur avec des mouvements ascendants, des mouvements descendants, les actes, les scènes, etc. Mais tout ça on le fait après une version dialoguée. Et petit à petit les choses tombent, on sacrifie des pans entiers du récit. Sur Les Amandiers, la première version était énorme – Valeria avait tellement de souvenirs - alors, il y a eu un gros travail de construction.
SL : Je voulais revenir sur une scène culte pour moi, dans le film Actrices, lorsque le personnage de Valeria trouve le bébé de son amie (jouée par Noémie Lvovsky) dans une loge et essaie de lui donner le sein. C'est une scène extrêmement forte et dérangeante.
AS : Elle est dingue, je suis d'accord elle est dingue cette scène. La maternité est une thématique dans tous les films de Valeria, ça fait partie de ses obsessions, et évidemment tout ce qu'on peut faire nous comme scénaristes, c'est d'accueillir l'obsession et de la pousser même jusqu'à l'endroit où ça devient incorrect. Je me souviens des tâtonnements dans les discussions pour arriver à cette scène. Tchekhov dit que le ridicule est l'état naturel de l'être humain. C’est une phrase qui nous guide. Comment pousser une situation avec une femme qui veut avoir un enfant et qui est dans une histoire de rivalité mimétique avec le personnage joué par Noémie Lvovsky ? Jusqu'où peut-elle aller ? Donc on lance des choses, puis Valeria arrive avec cette idée folle… il faut accueillir ces idées là et les faire fonctionner. SL : Ce qui est beau c'est qu'il n'y a pas de morale.
AS : Je pense qu'on n'écrit pas avec de la morale, on écrit avec du désir et le désir se fout de la morale. Ce qui m'intéresse, c'est d'aller précisément dans ces endroits dangereux, nos obsessions, nos angoisses, nos folies. Parce c'est un geste fou, effectivement, de donner le sein à un bébé qui n'est pas le sien quand on n'a pas de lait. C'est ridicule, pathétique, extrêmement drôle, extrêmement violent et en même temps bouleversant. C'est pour des moments comme ça, de dérapages, qu'on pousse les scènes. Voilà, ça aussi c’est une chose qu’on a en commun, de se dire à partir d’une situation « Ok, c'est pas mal, mais essayons de la tirer ». Valeria, l’actrice, dit qu'il faut « trouver son clown ». Ça vaut pour l’écriture : aller chercher le moment où ça dérape, où le personnage fait un truc insensé. Mais il ne faut pas que ce soit gratuit, donc il faut toujours rester en contact avec les obsessions, la vérité du personnage et la situation.
SL : Qu’est ce que cela implique de travailler autour d'une matière autobiographique ?
AS : Valeria parle d’une « autobiographie imaginaire ». Il y a une phrase de Philip Roth que j’aime beaucoup sur l’auto-fiction où il dit qu'il faut dénarcissiser, que pour arriver à travailler sur sa propre image ou sur le matériau de sa vie, il faut arriver à trouver cette distance. Entre autres choses, c’est là que nous sommes essentielles à Valeria. Afin de trouver cet écart qui permet de faire apparaître la comédie, l'insolence, l'incorrect, le grotesque – qui ne sont pas des choses vécues. C'est dans cet écart là que la fiction arrive, que l'envie de cinéma arrive, que les scènes surgissent. Par exemple, dans Actrices, Valeria se reçoit une tarte à la crème dans la gueule. J’aime beaucoup ça. C’est presque la moindre des choses que de pouvoir s’envoyer des tartes à la crème à la figure. Se moquer de soi. Se méfier de l’esprit de sérieux. Je pense que cette distance est très nécessaire quand on travaille sur le matériau de sa vie pour arriver à ré-enchanter et réinventer. SL : Je pensais aussi, par exemple, à la scène où elle est au lit avec sa mère et qu’elle lui hurle « Tais toi ou je te tue ! » elle commence à l’étrangler et ça vrille.
AS : Oui, c'est ça, c’est ça, c'est exactement le mot, ça vrille. C'est exactement ce qu'on se dit. Ce qu'on cherche, c'est le moment où la scène vrille. Et ça ne s'attrape pas tout de suite. D'ailleurs, Valeria n'aime pas tellement les petites scènes de transition, elle ne sait pas quoi en faire, donc on les vire. Elle a besoin, sur chaque scène, qu’il y ait un mouvement et un enjeu. Et possiblement un retournement. Même s’il est petit. On travaille avec le déséquilibre.
SL : Vous connaissez la fin du film quand vous écrivez ? Ou est-ce que c'est quelque chose qui se trouve au fur et à mesure ?
AS : Ça se trouve. On sait vers où va le film, mais la dernière scène on la cherche assez longtemps. D'autant que souvent, dans les films de Valeria, la fin est assez mélancolique, voire tragique, mais, qu’elle ne veut pas finir sur cette note. Donc on cherche comment peut surgir une sorte d'énergie du désespoir, un mouvement vers la lumière. Typiquement dans Actrices il y a ce moment où elle saute du pont et se jette à l'eau, dans un mouvement suicidaire, et puis la pulsion de vie revient, il y a la musique qui surgit, cette musique gaie sur laquelle elle s’entraînait dans la piscine, et elle se met à nager.
SL : Dans Un Château en Italie, c'est l'arrêt sur image de Louis Garrel en plein saut.
AS : Absolument, alors qu'on est à l'enterrement du frère, tout d'un coup arrive l'amoureux, qui n’était pas attendu, ils se cherchent sans se trouver, puis se voient enfin et il saute une barrière dans un élan vers elle… Je dois dire que ce tout dernier mouvement (le saut et l’arrêt sur image) a été trouvé au tournage et au montage.
SL : Dans Il est plus facile pour un chameau, la dernière scène est hallucinante aussi, drôle et très émouvante, avec le cercueil du père qui ne rentre pas dans l’avion c’est presque burlesque. La famille regarde, ils sont à la fois terrifiés mais ils ne peuvent pas s’empêcher d’en rire. Cette image dit tout de votre cinéma.
AS : C’est vrai. Dans chaque film de Valeria, elle dialogue avec un mort. Son père. Son frère. Un amoureux. Patrice Chéreau. Pierre Romans. Les fantômes sont parfois littéralement présents.
SL : Comment définis-tu ce rapport à la mort ?
AS : Je pense que Valeria ne peut pas imaginer un film si elle ne se met pas en contact avec la mort. On en parle, on ne le théorise pas, mais je pense que ça fait partie des enjeux de son cinéma. Il y a une très belle phrase de Claude Régy, qui disait : « Pourquoi ne puis-je écrire des mots qui réveilleraient les morts ? » Cet espèce d’espoir insensé que par l'écriture et par la mise en scène, on lutte contre la mort. Je pense qu'on a tous ce désir absurde, mais que dans les films de Valeria c'est littéralement un carburant : dialoguer avec les personnes disparues, qu'elle fait revivre, qu'elle réinvente. SL : Justement pour revenir sur Les Amandiers, le défi structurel était important là aussi. Comment avez-vous pensé le film ? Il s'agit de votre cinquième coécriture.
AS : Sur Les Amandiers, le défi était de raconter trois choses : le groupe, le travail (les répétitions, l’apprentissage du jeu, comme une chose très concrète et pleine de suspense) et l’histoire d’amour. A propos du travail, Valeria avait parfois peur d’ennuyer, Noémie et moi, on affirmait que c’était passionnant…
SL : De voir les sessions de travail, les répétitions ?
AS : Oui, de voir des gens en train de chercher, de travailler. Ça pourrait être un autre type de travail que le théâtre, c'est pareil, parce que le travail est une quête de perfection ou en tout cas d’accomplissement. Et c’est ce qui définit nos existences, quel que soit le boulot. Donc c'est super intéressant de voir les gens au travail – ici, à travers les répétitions et tout ce processus qui est d'ailleurs très chaotique. Donc, il y avait le groupe, le travail qui relie le groupe, et l'histoire d’amour, ainsi que l’amitié entre les deux filles. La rencontre des deux filles est comme une rencontre amoureuse, encore une histoire de désir mimétique. Mais les deux lignes principales étaient le théâtre et l’amour. Avec, là encore, la difficulté de faire fonctionner tout ça.
SL : On sent l'idée de la tragédie dans ce film aussi…
AS : La ligne tragique était amenée par la mort d’Étienne. En écrivant, on savait qu’on allait vers ça. Avec le deuil impossible et la naissance d'une actrice – c'est la scène de l'épilogue. Ce n'est pas un film uniquement sur une mise en scène de Platonov, ça aurait pu, à un moment, on a été tentées – il y a ce film extraordinaire qu'est Looking for Richard, réalisé par Al Pacino en 1996. Mais ce n'est pas exactement ça Les Amandiers. Le film démarre sur les auditions, on y tenait, c’est le trajet de jeunes acteurs, dans toute la puissance et la violence de leur espérance. On voulait essayer d'être dans cette énergie là, celle des vingt ans, sans nostalgie, et se remettre en contact avec cette époque qu’on a connue.
La structure est une sorte d’équilibre qui a d'ailleurs été redéfinie au montage. C'est vraiment la dernière écriture. Avec Anne Weil, qui a monté tous les films de Valeria (sauf Un Château en Italie), c’est un dernier moment de pensée du film. En montage, Anne et Valeria m’invitent régulièrement à des projections et on rediscute de tout. SL : C’est un moment où on doit lâcher le film aussi ?
AS : Souvent, j'ai déjà lâché. La première vision est parfois un peu difficile parce qu'il y a les endroits où on voit que c'est extraordinaire, mais aussi des petites déceptions. Ensuite, j'essaie de voir le film tel qu'il est proposé, comment il se raconte, ce qui marche, ou pas, et on rediscute, je n'ai aucun problème pour donner des idées de coupes. J'adore ça. J'adore aller au montage. Il y a une phrase que j'aime beaucoup dans Les Amandiers, lorsque Stella est bouleversée par Etienne qui vient de parler de son père sur scène, la prof de théâtre la voit en train de pleurer, Stella s’excuse et la prof lui répond « Mais de quoi tu t’excuses ? Le jour où tu ne seras plus bouleversée, tu pourras arrêter de jouer ». Il y a une sorte de vérité de l'émotion qu'il faut accueillir, apprendre à travailler avec ce qu’on est, ses défauts, ses obsessions. Je trouve ça juste pour les acteurs, mais également pour les auteurs.
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Entretien réalisé le 17 juin 2022
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction