Interview de scénariste

Anne-Louise Trividic, Portrait de scénariste (2/2)

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Seconde partie d'un échange habité, riche et foisonnant, mené par Lucas Gloppe, scénariste et réalisateur, avec Anne-Louise Trividic. Discussion au long cours, en exclusivité pour le SCA, qui prend le temps d'évoquer les multiples "chantiers", comme elle les appelle, qui constituent son parcours de scénariste.
Merci à eux deux.

Les débuts

Lucas Gloppe : Tu es arrivée à l'écriture de scénario par hasard ?

Anne-Louise Trividic :
J'ai d’abord enseigné l’anglais en sortant de la fac, mais j'ai démissionné car j'étais radicalement malheureuse. J'avais du mal à envisager trente ans à venir de cette façon, alors je suis revenue à Paris où j'ai fait plein de petits boulots, de l'intérim... À un âge où on a tendance à se stabiliser, moi j'ai fait table rase de tout. La chose que j'avais vraiment envie de faire, c'était d'écrire pour la radio, mais jamais en me disant que ça pouvait être un “vrai métier”. Les dramatiques radio ont bercé mon enfance et d'ailleurs c'est étrange, mais on en revient au début : la voix, qui a toujours été là pour moi. Puis un jour, à une fête chez mon frère qui lui a fait l'IDHEC, j’ai échangé avec une productrice (Aline Méhouel) sur ce désir d’écriture radiophonique. Et dix-huit mois plus tard, elle m'a appelé pour me proposer d'écrire un scénario. Je lui ai répondu que je n’avais jamais fait ça de ma vie, et demandé si je pouvais y réfléchir. La nuit, je me suis dit : “Si jamais c'est absolument catastrophique et que je rate tout de A à Z, personne ne va mourir, et moi non plus”. Et donc j'ai dit oui ! Ce projet de Pascale Ferran qui devait être un unitaire polar pour France 2 (ndlr : le projet ne s’est pas fait), a été une sorte de laboratoire pour moi. J’ai découvert que je pouvais loger dans l'espace d’un scénario toutes les énergies, tous les désirs, toutes les joies et les tristesses, toutes les façons d’écrire... Tout ce qui m’intéressait pouvait être contenu dans l'espace du chantier d’un scénario.

LG : Tu n'avais donc aucune expérience d'écriture scénaristique, mais quel était ton rapport au cinéma ?

ALT :
Celui de spectatrice régulière, rien de plus. Je pense que dans la mesure où mon frère faisait du cinéma, une partie de moi se disait que c’était bien que je fasse un truc à moi, de différent. Il y a comme une espèce de répartition dans les fratries. Et puis finalement, on se retrouve sur le même terrain et c’est joyeux.

LG : Et selon toi, qu’est-ce qui a donné confiance à cette productrice ? A nouveau, c'est mystérieux !

ALT :
Oui. Je dis souvent à mes étudiants qu’un parcours tient à des choses qu’on ne peut jamais calculer. Les rencontres, la façon dont on se crée un réseau ou pas, qui on rencontre par hasard, même en dehors du milieu du cinéma, alors que cette personne en fait partie… Ce caractère imprévisible, il apparaît aussi dans les chantiers d’écriture. Il faut oublier l'envie ou le désir de tout contrôler. Il va se passer des choses qui nous prennent par surprise. Et c’est ainsi d’ailleurs cette même productrice qui m'a commandé un scénario original, celui que Chéreau a lu et qui m'a permis de le rencontrer.

L'âge des possibles

LG : Et c'est aussi ce premier projet qui a débouché sur L'âge des possibles (réalisé par Pascale Ferran - 1996) ?

ALT :
Oui, qui était un film pour la série de Pierre Chevalier chez Arte, Tous les garçons et les filles de leur âge. Quand le Théâtre National de Strasbourg (TNS) a appelé Pascale Ferran, elle m'a proposé d'écrire avec elle ce scénario en quelques semaines pour les étudiants. C’était un exercice.

LG : Le film m’a fait penser à Shortcuts de Robert Altman. Il est aussi fait d’un grand réseau de personnages. Chaque situation est une sorte de petit exercice sur l'incarnation, la caractérisation. Chacun a une façon de boire, de fumer, de parler…

ALT :
C'est vrai. C'est une façon intéressante de travailler à deux : lors de la conception, on s'est réparti les personnages. On avait une sorte de fil général pour chacun, mais c'était comme une partie de jeu de cartes : si tu abats ça, moi j'abats ça ! Globalement, dans ma pratique de scénariste, j’ai trouvé toute contrainte de ce type extrêmement enrichissante et stimulante. Plus je suis coincée, moins j'ai de marge de manœuvre, plus c'est une aventure qui me passionne. Dramatique ! dirait un de mes amis. (Rires)

LG : Comment s’est passé l’écriture avec les étudiants ?

ALT :
Pascale Ferran est d’abord allée les rencontrer en janvier, puis nous y sommes retournées ensemble. On a essayé de les sentir, tous ces corps, toutes ces personnalités, ils étaient tous très différents... Et on a fait une sorte d’inventaire des compétences et données de chacun : il y a une qui chantait bien, penser à la faire chanter, un qui semblait un peu dépressif, penser qu’il nous fera peut-être faux-bond, ne prévoir que deux jours de tournage… Puis très vite, on a construit une sorte de fil de fer sur chacun, puis tous leurs “croisements”. Stylistiquement, c’est un film assez hybride : la voix-off, la lettre, le long échange à la fin (cf. bas de page). On testait plusieurs formules, plusieurs formes. L’âge des possibles est une matière assez joueuse. Et en trois semaines, on a livré le scénario.

Gaby Baby Doll

LG : Tu as également travaillé avec la réalisatrice Sophie Letourneur sur Gaby Baby Doll (2014). Son cinéma fait souvent un pas de côté de la réalité, ces films ont un univers un peu onirique. Comment est-on contaminé par un ton aussi singulier que celui-ci ? Comment circonscrit-on un monde dont les contours ne sont pas ceux de notre monde réel ?

ALT :
Quand Sophie Letourneur m’a contactée, j’ai d’abord vu tous ses films avant de prendre une décision. Il m’arrive de me dire que je ne parviendrai pas à apporter quelque chose à un.e réalisateur.rice, que je ne suis pas la bonne personne pour lui/elle. Ça arrive de rester à la porte d’un univers : on a beau taper, on ne peut pas réussir à y entrer, et c’est crucifiant pour le scénariste. Mais avec Sophie, j’ai tout de suite été emballée, notamment par La Vie au ranch et Le Marin masqué. Il y a une tristesse de fond dans ses films qui me touche beaucoup. Tous ces pas de côté qu’ils contiennent, toute cette singularité revendiquée m’ont convaincue que j’avais envie de parler à cette fille, à cette réalisatrice, d’arpenter son territoire. Je m’y sens chez moi et je croyais à notre articulation. C’était ma zone... J’ai donc dit oui et j’ai eu l’impression de comprendre à chaque étape ce qu’elle cherchait. Elle est arrivée avec un début d’histoire sur quelques pages. D’habitude Sophie travaillait principalement toute seule, mais avec son producteur, Emmanuel Chaumet, ils étaient dans la perspective de produire un scénario plus classique formellement ou en tout cas abouti formellement, pour essayer d’obtenir l’avance sur recettes. Et nous nous sommes mises au travail sur cette Gaby échouée mais ardente…
LG : L’avance sur recettes que vous avez obtenue... C’est étonnant quand on voit la singularité du film ! Est-ce que vous avez fait un scénario volontairement “dans les clous” en sachant que Sophie allait déconstruire et “bousculer tout ça” au tournage ?

ALT :
Non, pas exactement. D’une part, j’ai eu l’avance un certain nombre de fois, mais je ne l’ai pas eue à tous les coups, loin de là. Travailler avec moi n’était donc pas une garantie de l’avoir. Et je ne me sens pas non plus spécialement apte (ou plus qu’un.e autre) à produire un projet “dans les clous”, plus consensuel. Mais la spécificité de Sophie est d’improviser beaucoup au tournage. Énormément de choses du scénario de l’avance sont donc là, mais tout a aussi bougé… Cette technique-là, qui est celle de Sophie, était revendiquée depuis le départ. Et outre je pense que ça arrive des tonnes de fois en fait, pour nous tous. Le scénario tourné, quel est-il, par rapport à celui qui a eu l’avance ?

LG : Et tout ce qui a attrait au burlesque, à ce rythme particulier, au travail du son… C’est venu au montage, ou alors tout était déjà dans le scénario ?

ALT :
Ça, c’est vraiment l’univers de Sophie. Et cette conscience sensorielle démultipliée qui est celle de Gaby, l’hypersensibilité à tout de son personnage, elle préexistait déjà. Mais les curseurs ont été poussés au tournage et en post-production.

Thanksgiving / L’écriture de série

LG : Tu as aussi écrit pour la télévision. Thanksgiving (2019), co-écrit et réalisé par Nicolas Saada, est une mini-série Arte en 3 épisodes, mêlant romance et espionnage. Comment s’est déroulée cette écriture ? Est-ce que ça change d’avoir les retours d’un diffuseur, en plus de celle du producteur ?

ALT :
Ça change tout. Il y a eu plusieurs étapes pour ce chantier. Nicolas Saada avait d’abord présenté un projet à l’unité de fiction d’Arte, dont le personnage masculin était un espion dès le départ. Mais les responsables de l’unité de fiction ont changé entre-temps, Olivier Wotling est arrivé, et le projet sous cette forme-là l’intéressait moins. Cette décision est arrivée alors que je venais tout juste d’arriver pour co-écrire avec Nicolas, qui lui allait tourner son prochain long-métrage. Nous étions en juillet et Arte venait donc de nous dire non, nous avons quitté la réunion en demandant si on pouvait éventuellement leur donner une nouvelle version de traitement à lire en Septembre. Ça ne pouvait pas se terminer comme ça ! Ils ont dit oui, peut-être par courtoisie à ce moment-là… Nous avons considéré qu’il fallait saisir cette chance, et ça a été une écriture assez rocambolesque et un été plutôt infernal. On se connaissait peu avec Nicolas, mais il y a eu ce lien de camaraderie très fort face à l’adversité, ça a été une expérience formatrice pour chacun de nous. Nous sommes repartis en refondant totalement le personnage masculin et en creusant le tableau du couple. En Septembre, nous sommes revenus avec un nouveau texte et Arte nous a permis de remonter notre pente, petit à petit...
LG : À partir de la signature avec la chaîne, combien de temps a duré l’écriture ?

ALT :
Ça a été une écriture assez longue, environ dix-huit mois. J’avais déjà fait des unitaires pour Arte et Canal + (Les Prédateurs de Lucas Belvaux), mais ça n’avait rien à voir. Les relations avec la chaîne étaient beaucoup plus brèves, et les attentes étaient différentes. Là, on est dans une mini-série, dans un jeu d’attente avec le spectateur, qui a donc ses spécificités.

LG : Tu parles des cliffhanger et des relances ?

ALT :
Oui, comment démarre-t-on chaque épisode ? Quel est son “clou” et surtout sa chute ? Est-ce qu’on est sûr de maintenir depuis le début la tension du spectateur ? C’était un travail auquel ni Nicolas ni moi n’étions habitués, mais qui nous a passionnés.  Les chaînes ont une vision très claire de l’attitude du spectateur, des moments où il peut décrocher devant les programmes...

LG : La série a été diffusée en combien de semaines ?

ALT :
Les trois épisodes le même soir. En un sens, nous avons un peu conçu le projet comme un long-métrage, mais auquel il a fallu donner l’identité de trois épisodes. Puis il a fallu donner une identité propre à chacun des épisodes de 50 minutes ! Les questions étaient : où loger quoi ? Comment trouver le bon tempo, la respiration de l’ensemble ? La série a un aspect musical, il faut trouver le rythme, le refrain de chaque épisode. C’était un chantier, un pari et une bagarre qu’on a menés à deux, qui nous a beaucoup stimulés et soudés. Tous les jours, on se disait : “On va y arriver, oui ou quoi ?!”. Mais c’était passionnant d’être dans les exigences d’une autre technique narrative, cela dit par plein d’aspects, le chantier ressemblait aussi à un chantier de cinéma, par exemple quand on s’est attelé à camper chacun des personnages. Ce sont les mêmes matières qu’au cinéma, mais c’est le calibre de tout qui est différent… J’ai l’impression que ce sont des problématiques, des exigences que maintenant j’aurais envie d’appliquer à un long-métrage. Comme un exercice, des étapes de laboratoire, pour tester. J’ai l’impression que plus on est obligé de, plus on est inventif. Et cela amène dans des coins auxquels tu n’aurais pas pensé.

LG : Les diffuseurs lisaient à chaque étape ?

ALT :
Oui, et c’étaient des réunions éprouvantes à l’occasion, parce qu’on avait très fort la sensation d’un couperet qui n’était pas loin. Tout le monde connaît ça. Mais c’était aussi très enrichissant car la lecture d’Olivier Wotling et Isabelle Huige était si précise, si attentive à ce qu’on avait produit, dans les moindres recoins, qu’on se sentait à chaque fois vraiment pris en compte, nous comme le projet. Alors même si on repartait avec beaucoup de remarques, on avait également pu vérifier tout ce qui “marchait”. C’était une validation qui avait énormément de poids.
Avant la chaîne, Claude Chelli (Capa drama) notre producteur, a énormément compté : c’était notre premier lecteur, attentif, précis. Solidaire aussi ! Il nous a permis, à chaque étape, de mener cette aventure d’écriture à bien, avec calme et concentration. C’est un grand producteur. Les lecteurs exigeants t’amènent -par la nature de leurs remarques- à te redemander pourquoi tu as fait certains choix. Même si tu peux être tenté de dire que tu sais toujours, cela t’oblige à faire le travail à rebours. C’est très utile de se rendre compte de son propre fonctionnement, de sa propre technique.

Chantiers en cours...

LG : Sur quels projets travailles-tu en ce moment ?

ALT :
Deux films sont tout juste terminés. J’ai écrit Une Fleur à la Bouche du réalisateur et artiste contemporain Eric Baudelaire (prix Marcel Duchamp 2019), et produit par Sylvie Pialat (les films du Worso). Le film est un diptyque en partie adapté de Luigi Pirandello, avec Oxmo Puccino et Dali Benssalah. C’est un objet inclassable et dont je suis très contente, d’autant que nous l’avons écrit pendant le premier confinement.
J’ai également travaillé sur Ma nuit d’Antoinette Boulat. Antoinette est très connue pour son travail de directrice de casting, c’est là son premier long métrage. C’est un scénario original, Antoinette avait déjà une première version dialoguée quand elle m’a appelée, elle voulait poursuivre avec un scénariste. Antoinette a une vision très singulière, poétique, et une force de conviction frappante. Je suis heureuse qu’elle ait pu ainsi accomplir ce qu’elle cherchait à faire. Et j’ai deux écritures de longs métrages en cours mais ce qui est en train de s’écrire, je n’en parle jamais. Superstition !

Anne-Louise a souhaité que l'entretien se termine par la dernière séquence de L'Age des possibles (téléchargeable en fin d'article)
entretien réalisé le 26 mai 2021 - Première partie de l'entretien à découvrir ici

Merci à
Rémi Giordano pour la transcription.

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