Édito

ChatGPT, Michel Audiard et moi, par Julie Peyr (N#6)

J’ai un aveu à vous faire. Quand est venu le moment d’écrire cet édito pour la 6ème newsletter du SCA, j’ai été prise d’une grande flemme et j’ai demandé à ChatGPT 2.0 de l’écrire à ma place. Au moins un premier jet, histoire de débroussailler le terrain, et – si possible – gagner du temps : 

- « ChatGPT, pourrais-tu écrire un édito pour la newsletter du SCA qui traiterait de l'impact de l'intelligence artificielle sur l'écriture de scénario ? En tant que scénariste de cinéma, ai-je du souci à me faire pour mon avenir, ma rémunération et mon emploi ? »

Je n’ai même pas eu le temps de déclencher le chrono. L’édito, que je vous invite à découvrir ensuite en annexe 1, s’est écrit en quelques secondes à peine, à une vitesse qui ferait passer Kerouac, dont on dit qu’il écrivit Sur la Route en trois semaines, pour un lambin. 

Il y a quelque chose de magique au pays de l’intelligence artificielle. Vous donnez n’importe quel sujet à ChatGPT et voilà que votre vœu est exaucé. Fini l’angoisse de la page blanche. Un texte surgit et s’écrit tout seul. Un texte sensé, argumenté, construit, en tout cas en apparence. Dans un français correct. Alors certes, la première réflexion en lisant, c’est qu’il ne faut pas beaucoup gratter à la surface pour découvrir que sous ce jargon, il n’y a pas grand-chose de solide ou de profond. Mais enfin ce texte, ce premier jet, ce quelque chose, c’est toujours mieux que rien ? Non ? 

Je ne vous sens pas convaincu.

Reconnaissons quand même que ChatGPT a un avis tranché. Sur le sujet, on peut même ajouter qu’il ne doute de rien. Nos inquiétudes, il les balaie en deux temps : « L'appréhension quant à l'avenir, la rémunération et l'emploi est compréhensible. Cependant, il est essentiel de considérer l'IA comme un outil complémentaire, plutôt que comme un substitut. »

Respirons un grand coup : l’IA serait notre allié, non un rival. 

Tel un politicien plutôt habile, non seulement ChatGPT feint de s’intéresser à notre sort sans répondre à la question posée, il sait aussi nous caresser dans le sens du poil, nous scénaristes. « Votre capacité à créer des personnages tridimensionnels [sic], à tisser des émotions complexes et à raconter des histoires qui touchent profondément les cœurs reste irremplaçable. » 

Vous avez bien lu : nous, auteurs, sommes irremplaçables. « Gardez à l'esprit que ce sont vos histoires qui captivent et émeuvent le public, et cela ne changera jamais. »

Ouf ! Serions-nous sauvés ? 

Depuis que ChatGPT a été rendu accessible à tous en novembre 2022, et qu’un seuil a été franchi semble-t-il, en matière d’efficacité et de déploiement de ces systèmes d’intelligence artificielle, le sujet revient si régulièrement dans l’actualité qu’il est devenu impossible de l’ignorer. Il s’est même invité à la table des négociations entre la Writer’s Guild of America et l’AMPTP (Alliance of Motion Picture and Television Producers), représentants des studios, chaînes et plateformes aux USA. Au conseil du SCA, nous en parlons très régulièrement, échangeons des articles sur le sujet ; nous l’avons évoqué également lors de notre dernière Assemblée Générale et avons initié un groupe de travail dédié à la question, ouvert à toutes et à tous. 

Ces « Super Intelligences Artificielles», conçues pour s’enrichir à chaque interaction, progressent avec une telle rapidité, dans toutes sortes de domaines, qu’on ne peut prédire jusqu’où elles seront capables d’aller. Elles ont coiffé tout le monde sur le poteau, y compris leurs concepteurs qui ne parviennent plus à comprendre comment ces algorithmes fonctionnent et pourquoi ils fonctionnent si bien. Les perspectives sont si inquiétantes, les développeurs si peu fiables qu’une pétition datant de mars dernier et portée par une centaine d’experts demandait une pause dans le développement de l’IA et la mise en place de meilleurs garde-fous.

« Devons-nous laisser les machines inonder nos canaux d’information de propagande et de mensonges ? Devrions-nous automatiser tous les emplois, y compris ceux qui sont gratifiants ? Devons-nous développer des esprits non humains qui pourraient un jour être plus nombreux, plus intelligents, et nous remplacer ? », interrogent les signataires de cette tribune.
[Cf : « Elon Musk et des centaines d’experts réclament une « pause » dans le développement de l’intelligence artificielle », Le Monde, par Alexandre Piquart, le 29 mars 2023.]

Mais revenons à ChatGPT, mettons-le au défi, testons un peu ce qu’il a dans le ventre, ce jeune scénariste en herbe :

- « ChatGPT, puisque tu es si malin, peux-tu écrire un scénario sur l'affaire du pain empoisonné de Pont Saint-Esprit qui s'est déroulée en 1951? »

Soyez rassurés, pour l’instant, aucun auteur du SCA n’est sur un siège éjectable. Le résultat, deux pages comprenant quatre actes expédiés en trois secondes, est indigent. Notre tamagotchi scénariste me ferait même de la peine. On sent bien qu’il ne sait pas de quoi il parle, le pauvre hère. C’est vague, sans substance, impersonnel et surtout inutilisable. Si vous avez cinq minutes à perdre de votre vie, vous pouvez le lire en annexe 2. Sinon, passez votre tour. 

Je ne sais pas si j’ai souhaité un jour être plus productive, mais si c’est le cas, OpenAI n’est pas encore au point pour me faire gagner du temps. Il en serait plutôt au stade de m’en faire perdre. Je lui ai fait revoir sa copie plusieurs fois, en vain. Puis je lui ai demandé d’écrire la première scène du film, ainsi que la seconde. Après de nombreux essais décevants, je lui ai demandé s’il se sentait de réécrire la scène dans le style d’autres auteurs. J’ai suggéré Jean-Claude Carrière, François Truffaut. La perspective de passer pour un plagiaire n’a pas eu l’air de le gêner le moins du monde. Il m’a concocté une voix-off incompréhensible, et comme rien ne fonctionnait, j’ai proposé un changement radical :

- « Peux-tu réécrire cette scène comme dans un film écrit par Michel Audiard ? »

Vous trouverez cette scène en annexe 3. Rien ne va, c’est à peine une scène, on a davantage l’impression d’un simulacre, une apparence de scène qui ne renvoie à aucune réalité sous-jacente. Mais dans le ton, le vocabulaire choisi, il y a de l’idée, je ne peux pas le nier. J’ai même ressenti une sensation de vertige en la lisant. Je me demande où ChatGPT trouve son inspiration, ce que signifie pour une IA « écrire à la manière de Michel Audiard », et comment « j’parle pas aux cons, ça les instruit » peut-il bien se traduire en algorithmes… 

John August, scénariste américain, évoque ce problème sur son blog. On appelle cela the « Nora Ephron Problem » : c’est la possibilité d’entraîner un système d’IA avec des scénarios écrits par un même auteur afin qu’il puisse générer un « nouveau » script dans son « style ». 

Si mon scénario sur l’affaire du pain empoisonné voyait le jour - ce dont je doute fortement -, à qui reviendraient alors les crédits scénaristes ? Les droits d’auteur seraient-ils partagés entre les ayant-droits de Michel Audiard, OpenAI, concepteur de ChatGPT et moi-même ? Et John August de demander très justement : « Un scénario écrit de cette façon pourrait-il même être protégé par le droit d’auteur ? »

Ce qui pose problème également c’est la façon dont ChatGPT a pu s’entraîner à produire du texte à la manière de Michel Audiard. S’il n’est pas en capacité de regarder des films, à quel corpus a-t-il accès ? quels textes ? quels matériels ? ses entraînements ne devraient-ils pas générer également des revenus pour les artistes et les auteurs ? 

Mais tout cela n’est que la pointe immergée de l’iceberg. Si ChatGPT 2.0 et autres logiciels d’écriture sont encore au stade « Atari », que se passera-t-il quand ils seront plus performants, voire quand ils nous égaleront, ce qu’il n’est pas interdit de penser ?

J’attends le moment où une production estimera inutile de nous payer pour l’échéance traitement puisqu’une IA aura déjà fait le gros du travail à notre place. Nous faudra-t-il demain réécrire les premiers jets insipides ou fastidieux de logiciels type Storybot ? ou bien encore réécrire nos scénarios en fonction de notes réalisées par une IA ? de ses projections marketing ? accepter que nos versions dialoguées soient lissées avant tournage ?

Qu’en sera-t-il des consultations ? des traductions ? des writers’ room ? des co-auteurs ou co-autrices ? des auteurs qui écrivent pour les séries quotidiennes ? des lecteurs ? y’aura-t-il encore du travail pour tous ces métiers-là ? 

Devrons-nous sans cesse défendre nos processus d’écriture, y compris la phase de documentation, cette recherche de sens dont parle si bien Nathalie Hertzberg dans son entretien avec Sarah Lasry à propos de son travail sur le film Le Procès Goldman ?

A l’heure où un accord historique encadrant la rémunération des scénaristes de longs métrages français de fiction est sur le point d’être ratifié par les organisations professionnelles, nous devons aussi nous concerter afin de mieux protéger nos professions face à l’émergence de l’IA, demander des garanties et des mesures de protection comme les scénaristes américains à leur propre table de négociations.  

Une vague s’est formée à l’horizon, et même si personne ne peut raisonnablement prédire quand elle déferlera, ni sous quelle forme, nous aurions tort, créateurs comme techniciens de cinéma et de production audiovisuelle, de ne pas la prendre au sérieux. Ce qui nous attend, ce que promet l’essor de l’intelligence artificielle fera passer l’invention de l’imprimerie, la locomotive, la bombe atomique et Internet pour de modestes révolutions technologiques.

Aussi, plutôt que d’attendre que la technologie la plus révolutionnaire de toute l’histoire de l’humanité soit à son apogée pour en mesurer les conséquences sur nos métiers et risquer de nous retrouver en terre inconnue - voire sur une pente savonneuse - faisons ce que nous savons faire le mieux : imaginons ensemble la suite ! Imaginons « the worst case scenario » comme disent les anglophones… Pas question d’être devin ou de prédire l’avenir. Essayons seulement d’imaginer comment tout cela pourrait très mal tourner, à qui profiterait le crime et pourquoi. C’est notre métier après tout ! 

Julie Peyr, scénariste et romancière, 
coprésidente des Scénaristes de Cinéma Associés

vers l'annexe 1 : Demande d'Editorial à ChatGPT
vers l'annexe 2 : Demande de scénario et de scènes à ChatGPT
vers l'annexe 3 : Demande de scène à la manière de Michel Audiard à ChatGPT

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