Troisième partie de l'entretien entre Lucas Gloppe et Olivier Demangel, scénariste de deux succès en salle des derniers mois : Novembre et Tirailleurs. Ensemble ils évoquent ses multiples coécritures, son rôle particulier à l'initiative de Novembre et son travail de showrunner de séries.
LG : Tu as écrit Novembre seul, sans réalisateur, ce qui est très rare en France. Comment le projet a démarré ?
OD : Je rends grâce à Mathias Rubin qui m’a offert de travailler sur le sujet de mon choix. À l’époque, il me proposait différentes écritures mais je n’étais pas très convaincu, ça ne me « parlait » pas. Alors il m'a dit “écoute, dans ce cas c'est carte blanche, écris le scénario que tu veux et on trouvera un réalisateur ensuite”. L'idée de Novembre est donc de moi, mais ce pari très moderne est de Mathias. J’ai beaucoup aimé écrire seul, cela donne une grande indépendance, tu es forcément moins influencé. Cela dit, si ça a été faisable, c’est parce que Novembre est un film de genre. Sur un film d’auteur, la dimension personnelle et l'implication dans l'histoire n'est pas la même. Mais Novembre impliquait malgré tout de trouver une personne qui avait envie de se “coltiner” un sujet aussi casse gueule. On a eu des refus, certains trouvaient le scénario trop glauque… Je me suis dit qu’on n'y arriverait pas jusqu’à ce que je rencontre Cédric. On a eu un coup de foudre mutuel. Il s’est emparé du scénario tout en me laissant cette place de scénariste, sur le tournage comme au montage. Cédric sait tout ce qui fait sa force et il n’ignore pas ses faiblesses non plus, il n'a aucune volonté d'emprise narcissique sur les gens et il trouvait légitime que ma place reste celle qu'elle était depuis le départ. Là où beaucoup de gens auraient pu à mon avis vouloir écraser ou minimiser ce qui semblait ne pas venir d'eux. Il y a un côté miraculeux dans la façon dont ça s'est fait et je serais content si cette expérience permettait à d’autres films de se développer comme ça, si je peux être l'étendard d'une nouvelle position des auteurs. Il faut que les producteurs fassent confiance aux scénaristes et que derrière, ils imposent aux réalisateurs que l'auteur, ce n’est pas eux. Redonnons sur certains films, comme on le fait dans la série, une place centrale au scénario.
LG : Tu commences le développement d’une série avec le même producteur, et tu viens de terminer une série sur Bernard Tapie pour Netflix. Peux-tu nous parler de ton rôle sur ces deux projets et de l’organisation du travail avec les scénaristes ?
OD : Avec Mathias, nous poursuivons notre collaboration en essayant “d'inventer des formes”, ou du moins d’importer celles déjà existantes aux Etats-Unis. On vient en effet de commencer le développement d’une série inspirée de la vie d'Alexandre Despallières, qui n'a pas encore de diffuseur. Matthias est producteur et je suis producteur artistique, vraiment plus un showrunner “à l'américaine”. Cela s’est peu fait en France. Mon rôle est donc d'accompagner l’écriture du début jusqu'à la livraison, mais aussi de participer aux choix artistiques principaux : cela va des axes du récit au choix des auteurs (Marie Monge, Marcia Romano, Jacques Fieschi). L’idée n’est pas d’avoir l’ascendant ou de l’autorité sur eux, au contraire, c’est une façon de trouver des nouvelles formes d'expression, de collaboration, de construire une série autrement. Sur Bernard Tapie je suis “uniquement” co-créateur ou showrunner, au sens où on l'entend en France. Il y avait là aussi une équipe d'auteurs que j'ai chapeautée (Thomas Finkielkraut, Alix Delaporte, Clémence Madeleine-Perdrillat et Jean-Baptiste Delafon) et un partage des rôles plus défini entre Tristan Séguéla, le réalisateur, et moi. On a pensé avec Tristan le découpage en épisodes, puis il a réalisé toute la série. De la même façon qu'il me faisait des retours sur les textes, je lui ai fait des retours sur ses choix artistiques, le casting, je suis venu au montage. Après, il en a bien fait ce qu'il voulait. On a travaillé dans un rapport de confiance mutuelle.
LG : Devenir producteur artistique a pour but de rendre l’oeuvre la plus “ronde” et cohérente possible ? De l'accompagner de bout en bout pour se rapprocher au maximum de ton intuition première ?
OD : Pas seulement, parce que ça devient réellement collectif, encore plus ! J'adore voir les scénaristes qui cherchent, écrivent, avancent sans moi. Que mon intuition rentre en dialectique avec la leur, que mes propres idées évoluent à leur contact. Je ne suis pas forcément toujours d'accord mais j'essaie de me laisser convaincre. Ce qui peut se passer aussi à l'échelle d'un film mais avec encore plus d’ampleur. Et rencontrer les scénaristes toutes les deux semaines est hyper agréable : tu es toujours frais, tu as davantage d’idées nouvelles, tu es moins “dans le sujet”. Par ailleurs cette façon de travailler est aussi liée à une contrainte de calendrier parce que je n’avais pas le temps de faire le projet entièrement moi même. C’est un luxe, mais c’est beau d’avoir des intuitions et de les faire développer par d'autres.
LG : Peux-tu nous parler un peu plus de la série sur Tapie ? Quand pourra-t-on la voir ?
OD : La série doit sortir entre l’été et l’automne 2023. Il reste beaucoup de choses à faire, notamment les effets spéciaux : le rajeunissement de Laurent Lafitte, les stades de foot à remplir, le Phocéa à recréer… C'est beaucoup de travail. Tapie a été un projet que j’ai porté très longtemps avec Tristan. D’abord chez Canal+ puis chez Netflix. Ça a été une écriture très documentée. Le biopic est un genre très difficile, c'est complexe de faire “passer de la dramaturgie” dans la vie de quelqu'un. Tu essaies de faire passer de la fiction dans les événements réels pour ne pas raconter n’importe quoi. Parfois ça t'arrangerait vraiment bien que ton personnage ait pris d'autres décisions dans sa vie (rires) ! La série couvre une bonne partie de celle-ci, de ses débuts de chanteur à la prison après l’affaire OM/VA, presque 30 ans en réalité. C'est une série construite en crescendo, assez ample, avec un personnage qui grossit, grandit, devient de plus en plus baroque et fou… J’espère que les spectateurs iront jusqu’au dernier épisode, qui est assez singulier : il est construit autour d’une seule scène dialoguée, Tapie face au procureur Montgolfier, pendant près de 30 minutes. Un peu à la façon de Crime et Châtiment.
LG : Pour terminer j’aimerais te parler d’un scénario que tu viens d’achever et que j’ai eu la chance de lire, La vraie vie, le second film de la réalisatrice Marie Monge (Joueurs, Marseille la nuit), adapté du best seller éponyme d’Adeline Dieudonné. Il me semble que c’est ta première adaptation ? Comment l’as-tu abordée ?
OD : Le livre se passe sur cinq ou six étés, des douze aux dix-huit ans de Billy, son personnage principal. Très vite, on s'est dit qu’on n’allait pas réussir à gérer ce temps long : la sortie de l’enfance, l’entrée dans l’adolescence, l’arrivée à l’âge adulte. Ce qui est possible littérairement ne l’est pas forcément au cinéma. Notre première décision a donc été de ramener l’histoire à un été et de donner au personnage un âge médian. Ce n’était pas évident, il s’agissait de prendre en compte sa puberté malgré tout, l’arrivée des règles, du désir, de la sexualité… Marie était la garante d'un respect de l'évolution spécifique au personnage du livre, et moi j'essayais de faire en sorte que cette histoire puisse rentrer dans cette nouvelle temporalité et de faire en sorte que les choses se tiennent. C'est un peu comme ça que ça s'est équilibré. Et puis après, à l'intérieur de ça, il y a tout le rapport au huis clos familial, aux parents…
LG : Dans Novembre aussi l’enjeu a été de réduire une matière riche, longue, à quelque chose de plus petit. Comment fais-tu des choix dans ces chantiers d’écriture spécifique ? Comment on supprime, comment on condense ?
OD : Oui, ce sont les mêmes contraintes… Sur Novembre c’était l’embouteillage. On parle d’une enquête avec des dizaines de milliers de procès-verbaux et des tragédies dans la tragédie à tous les niveaux. Mais sur La Vraie vie, il n’y a pas eu du tout cette phase de tri. Avec Marie on est “simplement” reparti de l'histoire centrale de Billy et de son petit frère, qui est traumatisé par un accident et qui va tomber sous la coupe de son père autoritaire et violent. À partir de là, Billy va essayer de faire échapper son petit frère à cette emprise. En réalité, à partir du moment où j'ai commencé avec Marie, on a peu parlé du livre. On a pris les données du livre pour en faire un film. C'est une trahison pure, mais est elle obligatoire quand tu adaptes, je pense.
LG : Vous avez cherché la ligne claire dont tu parlais tout à l'heure…
OD : Exactement, tout en partant des intuitions de Marie et de ce qu'elle avait envie de filmer, qui était cette jeune fille, cette transition qu'elle fait de l'enfance à l'adolescence, mais qui je crois, marche très bien dans le scénario même sur un été. Au début, Billy est encore dans les récits enfantins qu’elle partage avec son frère, puis la violence de l'emprise du père va l'obliger à s'épanouir, à découvrir les prémices de sa sexualité, à s'affirmer contre sa famille, et finalement à sauver sa mère et son frère. C'est par sa rébellion qu'elle le sauve ! C'est ce que j'aime beaucoup dans ce projet et que nous avons réussi à raconter complètement autrement. Un autre enjeu a été d’être à la hauteur de personnages jeunes : comment une petite fille de quatorze ans, en pleine émancipation, peut-elle parler à ses parents ? Comment faire évoluer son langage ? Comment transmettre par le langage quelque chose qui est propre aux personnages que tu as définis ?
LG : D’ailleurs le petit frère de Billy est traumatisé par un accident qui lui fait perdre l'usage de la parole. L’absence de langage a une valeur narrative, elle raconte la domination et la violence du père. Cet enjeu autour du langage, d’un renversement de hiérarchie par la parole, existe également dans Tirailleurs : la maîtrise de la langue française par le fils va le faire surpasser son père…
OD : C’est vrai, dans Tirailleurs, c'est d’ailleurs quasiment un point structurel du film : plus Thierno, le fils, parle français, plus il monte les échelons et plus il échappe à son père. Dans La vraie vie, c’est un peu l’inverse, le petit frère est de plus en plus muré dans le silence. Mais cet éloignement devient un moteur pour sa sœur Billy. Plus son petit frère lui échappe, plus celle-ci est en colère et plus elle se rebelle contre ses parents. Quelque part c'est un accompagnateur de son émancipation, ce silence est un dynamiteur. Dans Vers la bataille, c’est aussi la rencontre entre un Mexicain et un Français. Il y a une incommunicabilité absolue entre les deux et c’est primordial dans ce qui les lie : qu'est ce qui peut se nouer entre un photographe bourgeois parisien et un paysan mexicain ? La différence de langue crée là, comme dans Tirailleurs, plein de scènes spécifiques. Le fait de ne pas pouvoir communiquer, de ne pas avoir le même rapport au savoir génère évidemment des scènes que je trouve très fortes. Ça doit quand même être terrible pour un père de ne pas parler la langue de son fils. Je crois que c'est Goethe qui dit "je n'ai pas réussi à être le fils de mon père, comment je pourrais être le père de mon fils ?". Une belle phrase pour finir, je trouve...
PREMIÈRE PARTIE À DÉCOUVRIR ICI.
entretien réalisé le 19 janvier 2023
merci de signaler le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction
Interview de scénariste