Julie Peyr a écrit avec Arnaud Desplechin et Léa Mysius « Les Fantômes d’Ismaël », projeté hors compétition cette année au Festival de Cannes. Pour Olivier Gorce, elle refait l’histoire de ce scénario, qui s’inscrit dans un travail au long cours avec Arnaud Desplechin.
Olivier Gorce : Après « Jimmy P » et « Trois souvenirs de ma jeunesse », « Les fantômes d’Ismaël » est le troisième film que tu écris avec Arnaud Desplechin. Y a-t-il un lien d’un film à l’autre, quelque chose qui se construit entre vous ?
Julie Peyr : Oui, bien sûr, on parle beaucoup des films précédents, mais aussi des films qu’il a faits avant que je le rencontre. Lui ne se permettait pas, mais il m’autorise à aller chercher dans sa cinématographie des échos, des références. Dans « Trois souvenirs de ma jeunesse », par exemple, à un moment, je lui ai dit à propos des deux personnages : « Bon, et si on les appelait Paul et Esther… », comme ceux de « Comment je me suis disputé » (et « Esther Kahn », et « Un conte de Noël »… ). Mais ça fonctionne aussi par opposition d’un film à l’autre. Alors que « Trois souvenirs… » était né d’une forte envie de jeunesse, à l’inverse, on voulait avec les « Les fantômes d’Ismaël » des personnages plus chargés, avec un passé plus lourd. Comment vit-on après avoir passionnément aimé une femme qui a disparu, sans savoir ce qu’elle est devenue. Et qui revient…
O.G. : C’était la première idée du film : un fantôme du passé qui revient, une femme qu’un homme a aimée réapparaît vingt après ?
J.P. : Oui c’était ça, mais plus comme un motif que comme une intrigue. Quelque chose qu’on avait envie de travailler, sans savoir avec quelle configuration précise. Arnaud arrive toujours avec du matériel, des petits bouts de choses, des brouillons qu’il me fait lire et on essaie de voir où est le film là-dedans.
O.G. : Dans « Les fantômes d’Ismaël », deux univers cohabitent, deux rythmes, deux tons. D’un côté tout ce qui est lié au film d’espionnage qu’Ismaël est en train de réaliser, y compris des extraits du film à venir ; de l’autre, le retour de Carlotta dans la vie d’Ismaël et les répercussions sur son couple avec Sylvia. Cette variation était-elle à la source du projet ?
J.P. : Oui. C’était un peu un pari… On avait conscience de jouer deux partitions très différentes, de confronter deux genres. Arnaud l’avait un peu fait dans « Rois et reine » mais là c’est plus flagrant. La principale difficulté était de trouver un équilibre entre les genres, entre le film d’espionnage en train d’être tourné et l’histoire d’amour compliquée. Même entre nous, à l’écriture, il y avait la partie « enfant qui voit un film d’espionnage », et la partie « adulte » avec le retour de Carlotta dans la vie d’Ismaël.
O.G. : C’est comme ça que tu t’es retrouvés à manier les codes du film d’espion : fausses identités, micros, prison secrète, Russes…
J.P. : Oui. On tenait à prendre à contrepied l’habituelle proposition de film sur le cinéma à travers le personnage d’un réalisateur – Ismaël - qui fuit son tournage. Mais on avait aussi envie de montrer le film qu’il fuyait, d’où les codes de l’espionnage.
O.G. : Le thème de la fuite est très important, Ismaël fuit son tournage, comme Carlotta a fuit sa vie des années plus tôt. Mais dans un cas, c’est tragique, dans l’autre, on s’amuse plutôt de ce réalisateur prêt à tout pour échapper à son directeur de production, Hippolyte Girardot, très drôle dans ce rôle. D’ailleurs, on met rarement en avant cette drôlerie, ce burlesque des situations dans le cinéma de Desplechin qui moi souvent me fait rire.
J.P. : Pourtant il l’assume. On aime trouver la bonne réplique, pousser une situation de comédie.
O.G. : Une séance d’écriture avec Arnaud Desplechin, c’est rigolo alors ?
J.P. : Disons que c’est concentré, mais plutôt joyeux. Autant il n’improvise pas du tout avec ses comédiens, autant il improvise les personnages en direct lors de l’écriture. Il les fait advenir en les jouant devant moi. Et comme je suis très expressive, il voit tout de suite si je trouve ça bien, si ça me fait rire ! Je suis sa première spectatrice. Ensuite, si la scène marche en impro, je suis « celle qui prend les notes ». Je mets au propre, des dialogues s’esquissent. Puis on se partage la tâche, je réécris, il réécrit. Ça peut aussi arriver que je n’ai pas du tout de base : par exemple, la scène où Carlotta va retrouver son père à l’hôpital, il m’a dit : « trouve-moi quelque chose… » J’ai fait un premier jet, il le reprend, je le reprends… On se dit les choses franchement. Je suis très admirative de l’écriture d’Arnaud, et je pourrais parfois avoir tendance à trouver ça extraordinaire dès le premier jet, mais en fait non, j’essaie de trouver mieux.
O.G. : Ça veut dire que vous partez tout de suite sur des scènes dialoguées ? Pas d’étape intermédiaire, genre traitement, séquencier ?
J.P. : Non. C’est d’abord l’envie d’une scène qui jaillit. Tiens, si le personnage parlait peinture avec un Russe qu’il ne connaît pas… Ou l’envie que Carlotta et Sylvia, la femme du passé et celle du présent, se parlent, qu’ont-elles à se dire ? Si la scène est bien, elle sera dans le film. Une fois qu’on a une mosaïque de scènes écrites suffisamment étoffée pour savoir à quoi va ressembler le film, à ce moment-là on travaille vraiment la structure.
O.G. : Ça veut dire que vous arrivez à avoir vos cent ou deux cents scènes, qu’importe, sans trop savoir laquelle vient après laquelle, comment elles interagissent entre elles ?
J.P. : Quand même, on ne sort pas des scènes comme ça ! Ça s’inscrit dans une continuité. Au fur et à mesure de l’écriture des scènes, le puzzle prend forme et on voit quels sont les manques. Par exemple, sur l’intrigue de Carlotta et de Sylvia, pendant très longtemps on n’arrivait pas à faire partir Sylvia pour laisser Ismaël seul avec Carlotta. On savait qu’on avait cette scène à écrire, et un jour nous y sommes arrivés. On fonctionne par manque, on a toujours fait comme ça.
O.G. : La structure est la part un peu laborieuse, un peu ingrate du métier, est-ce qu’il t’arrive, avec votre méthode, de dire : la scène est super mais elle ne rentre pas dans l’histoire, je ne vois pas ce qu’elle vient faire là ?
J.P. : Oui, bien sûr. On passe beaucoup de temps sur la structure, on a parfois l’impression que rien ne marche, que ça ne marchera jamais.
O.G. : Ça me rassure… Et si vous bloquez ?
J.P. : Arnaud met de la musique à fond. Souvent du rap, pour se redonner de l’énergie. Au début j’avais un peu de mal, mais je m’y suis fait…
O.G. : J’aime beaucoup Sylvia dans le film. Je trouve que c’est un grand personnage féminin qui fait passer un cap à Charlotte Gainsbourg dans une forme de maturité.
J.P. : Ce qui nous intéressait, c’était d’imaginer qu’elle vive avec un homme qui n’avait pas fait le deuil d’une femme disparue, qu’elle vive dans l’ombre de cette femme mais sans jalousie.
O.G. : J’ai pensé à Joan Fontaine dans « Rebecca », de Hitchcock. En moins oie blanche, bien sûr…
J.P. : Beaucoup à Vertigo aussi. Avec cet énorme tableau de Carlotta chez Ismaël…
O.G. : Le risque d’un personnage comme Sylvia, c’est d’être « battue d’avance » par la grande absente. Surtout jouée par Marion Cotillard… Mais là ce n’est pas le cas. Sylvia fait front, elle est à la hauteur de sa rivale qui, pourtant, revient de la mort tellement son périple est… romanesque.
J.P. : Arnaud m’a demandé de faire le récit de ce grand mystère : raconte-moi ce que Carlotta a fait pendant toutes ces années. Où a-t-elle vécu, comment, avec qui ? J’ai écris une continuité romanesque, sachant qu’il voulait que ça passe par l’Inde, que son dernier homme soit récemment mort… Ça permet d’ouvrir l’imagination, de nourrir les dialogues, d’aller chercher des détails auxquels nous n’aurions pas pensé en écrivant directement la scène où Carlotta se raconte. Mais il lui est arrivé plein d’autres choses qu’elle n’a pas racontées…
O.G. : Est-ce que vous revoyez des films ensemble, avant ou pendant l’écriture ?
J.P. : Oui, beaucoup. Parfois juste des scènes ou en entier, comme « Une étoile est née » de George Cukor, sur le deuil et le cinéma. « Stardust memories » de Woody Allen, « Providence » de Resnais sur le statut de créateur. D’où vient l’inspiration ? C’était une de nos grandes problématiques, mais on voulait y toucher de façon légère, et surtout sans apporter de réponse. Qui est véritablement Ivan (Louis Garrel), le frère dont Ismaël s’inspire pour le personnage principal de son film ? Ça aussi ça reste un mystère…
O.G. : Voix off, insert, fondus… Ces effets quasi littéraires qui font partie intégrante du cinéma de Desplechin sont-ils prévus dès l’écriture du scénario ?
J.P. : Tout est pensé, écrit, presque à la coupe près. Par exemple, sur « Trois souvenirs de ma jeunesse », les échanges épistolaires impliquaient de longs passages parlés, on les minutait afin de prévoir exactement de quoi occuper ces lectures à l’image.
O.G. : Combien de temps pour écrire « Les fantômes d’Ismaël » ?
J.P. : Un an et demi. Avec de nombreuses versions dialoguées. Toute la partie parisienne de Carlotta et son père est venue tard Les retours insistaient aussi sur un manque quand Carlotta et Sylvia avaient tendance à disparaître du récit. Il nous a fallu du temps pour trouver un lien organique entre les deux « partitions », pour continuer à faire vivre l’histoire d’amour y compris pendant la fuite d’Ismaël de son plateau de tournage
O.G. Le risque de deux films en un…
J.P. : Je ne dirais pas ça. Il me semble qu’on a plaisir à quitter l’un pour l’autre, et à y revenir.
O.G. : Et vous, qu’est-ce qui vous unit ? Comment faites-vous le même film, Arnaud et toi ?
J.P. : Ça a mis du temps, en fait. J’avais travaillé sur « Un conte de Noël » mais ça n’avait pas abouti. Je ne comprenais pas très bien ce qu’il me demandait, ce que je pouvais lui apporter. Mais il m’a quand même rappelé sur « Jimmy P ». Deux ans d’écriture très intense, avec des impasses sur la structure, des moments de doute. J’ai compris beaucoup de choses. L’importance de tout consigner, par exemple, même quand ça part dans tous les sens… Maintenant, nous avons des références communes, je sais de quoi il parle, à quelle scène il fait allusion…
O.G. : Léa Mysius cosigne le scénario, mais je crois que tu n’as pas travaillé directement avec elle ?
J.P. : J’étais déjà à Los Angeles quand elle est intervenue.
O.G. C’est vrai qu’une partie des séances d’écritures se sont faites par Skype ?
J.P. : Oui, même si je venais régulièrement en France pour quelques semaines. Mais depuis, j’ai travaillé avec d’autres réalisateurs, et la distance n’est pas forcément un problème. C’est parfois même mieux, ça oblige à aller à l’essentiel.
O.G. : C’est pas loin d’être une idée de génie d’être à 10.000 kms de tes réals…
J.P. : C’est vrai qu’à un moment, en France, c’est la nuit, tu sais que tu es tranquille…
O.G. : Prochains films ?
J.P. : « Gaspard va au mariage », d’Antony Cordier, va bientôt sortir. C’est un retour au source, j’ai commencé avec lui sur ses deux premiers longs métrages. Et j’écris en ce moment avec Saffy Nebbou…
O.G. : Julie Peyr, scénariste pure et dure ? Pas d’envie de réalisation ?
J.P. : Non. Mais j’aimerais bien écrire des projets toutes seules et les faire réaliser.
Interview de scénariste