Céline Tejero, scénariste membre du SCA a échangé par écrit avec Emmanuelle Salasc Pagano, sur son travail de scénariste auprès de Nora Martirosyan pour son premier film "Si le vent tombe", (auquel ont aussi collaboré Olivier Torres et Guillaume André). Produit par Sister Productions (coproduit par Aneva production et Kwassa films) et distribué par Arizona Distribution, le film fait partie de la sélection officielle du Festival de Cannes 2020 et de l’ACID 2020.
Céline Tejero : Vous avez coécrit le scénario avec Nora Martirosyan, la réalisatrice du film. Deux autres co-auteurs y ont également collaboré. A quel stade de l’écriture et comment avez-vous débuté votre collaboration ?
Emmanuelle Salasc : J’ai rencontré Nora à la Villa Médicis, il y a déjà sept ans de cela, et à l’époque elle m’avait déjà fait lire le scénario. Elle a continué à travailler sur ce scénario quelques temps, puis elle m’a dit qu’elle aimerait travailler avec moi. Passé l’affolement (je n’avais pas pensé en termes d’écriture cinéma depuis des dizaines d’années), ça s’est très bien passé, parce que nos façons de voir le monde et nos écritures sont proches, ou complémentaires, mais aussi, tout bêtement, parce qu’on travaille avec les mêmes contraintes et les mêmes exigences, y compris sur le plan matériel, et je crois que c’est important dans une collaboration. Toutes les thématiques présentes dans le film de Nora m’intéressent, nous avons les mêmes préoccupations, un regard assez semblable sur le monde, bien que très différentes toutes les deux, de par nos origines et nos modes de vie.
CT : “Si le vent tombe” est votre premier scénario de fiction porté à l’écran. Vous avez écrit une douzaine de livres auparavant dont “La trilogie des Rives” ( Ed° P.O.L. ). Votre écriture explore beaucoup la faune et la flore et les habitants de ces lieux. Ce que l’on retrouve dans le film à travers les paysages du Haut-Karabagh et les différents portraits de ses habitants. Est-ce cela qui vous a donné envie de participer au projet ? Comment vous êtes-vous inspirée de ces nouveaux lieux ?
ES : J’écrivais la trilogie justement pendant que Nora avançait, sans moi, sur son scénario. Les choses se mettaient en place parallèlement, et bien évidemment, elles se nourrissaient mutuellement, puisque Nora lit mes livres et que nos sensibilités se rejoignent. Le Haut-Karabakh est par ailleurs, en termes d’isolement, de ruralité, de paysage et de climat, assez semblable au lieu où je vis, le plateau ardéchois. Je crois que ce n’est pas tant un intérêt pour la faune et la flore que nous partageons, qu’un regard à la fois « contemplatif » et très « matériel », très « prosaïque » sur les choses, les lieux, les êtres vivants qu’ils abritent.
CT : Quelle est l'histoire de cette photo du lit en fer forgé et qu'est-ce qui le relie au film (tête de lit que l'on retrouve également sur l'affiche) ?
ES : Quand on a pensé qu’Edgar pouvait posséder une petite parcelle près de l’aéroport, je venais de voir des barrières avec des têtes de lit, et je l’ai proposé à Nora, qui m’a confirmé que oui, c’était ce qu’elle imaginait, puisque que c’était très courant dans les paysages qu’elle connaissait. Là encore, ce sont nos regards qui s’attardent sur ces petites choses à la fois très pragmatiques et très poétiques qui ont nourri notre travail commun : j’étais en vacances en haute montagne, dans les Pyrénées, et au lieu d’aller skier ou photographier des paysages spectaculaires, j’ai pris en photo ces barrières de bric et de broc rouillant au bord de la forêt… Nora a ce même regard qui s’arrête sur ces « riens » qui font un monde.
CT : Cet aéroport, réel, devient lui-même un véritable personnage du film. Est-il le point de départ du projet ? Comment avez-vous choisi de le traiter dans le film ?
ES : Comme ce pays n’a pas d’existence officielle, construire sur ce territoire, c’est construire sans permis… Et pourtant les espaces bâtis existent : pour Nora, il était important de filmer ces espaces, bâtis par la main de l’homme, en particulier cet aéroport moderne, d’acier et de verre, qui contraste avec les nombreuses ruines autour et le tracé incertain de la frontière, derrière laquelle on imagine l’ennemi. Le film de Nora reste aimanté à cet aéroport, qui est comme le « socle » du film, alors que la frontière - la ligne de cessez-le-feu -menaçant tout avion qui voudrait atterrir, est comme une légende. On ne la verra jamais. Depuis la guerre, aucun avion n‘est jamais parti de cet aéroport, aucun n’avion n’y est arrivé, mais des avions en décollaient pendant l’occupation soviétique : c’est ce que l’on voit dans les archives montrées par la journaliste Kariné (jouée par Narine Grigoryan) à Alain, l’auditeur international venu expertiser l’aéroport (Grégoire Colin).
CT : On ne sait presque rien d’Alain, le personnage principal. Êtes-vous passée par des versions du scénario où sa vie française jouait un rôle dans l’histoire ?
ES : Nora et moi étions persuadées qu’au contraire, nous ne devions rien montrer d’Alain avant sa venue au Haut-Karabakh, ou très peu : pour nous, il ne devenait lui-même, il ne commençait à exister, qu’au moment où il « rencontrait » ce pays. Pris dans le jeu de la fiction porté par ce pays, Alain entreprend quelque chose qu’il n’aurait jamais osé faire ailleurs...CT : Quel a été votre rapport au temps qui sépare l’écriture de la fabrication du film ?
ES : Un rapport très frustré ! et ce d’autant plus en cette période particulière où l’on ne sait même pas quand va sortir le film…
CT : A travers vos précédentes écritures, vous faites le parallèle entre le “Livre” & l'Écriture, et la manière dont nous sommes à l’écart du monde lorsque nous écrivons. Que vous a apporté le travail collaboratif sur l’écriture du scénario et vous sentez-vous plus libre de vous exprimer dans un de ces deux vecteurs ?
ES : Je pense que nous venons à l’écriture (quelle qu’elle soit), ou de manière plus générale à la création (quelle qu’elle soit), parce que nous n’avons pas accès au monde, je crois que tous les artistes sont confrontés à un problème de ce genre, et que pour le résoudre, ils cherchent à représenter ce monde. Donc, de ce point de vue, écrire seul ou à deux, ne change rien. Par contre, écrire avec une cinéaste, c’est-à-dire pour une cinéaste, au service d’une œuvre qui n’est pas la mienne, j’ai trouvé ça très agréable : ne pas porter tout sur ses épaules, ne pas porter la responsabilité d’une œuvre. Mais je ne pense pas que j’aimerais ça si je ne faisais que ça… Alors faire les deux, une écriture effacée, au service d’une œuvre qui n’est pas la sienne et une écriture affirmée, pour une œuvre dont on est entièrement responsable, me paraît idéal. Peu importe les formes que prennent ces écritures. Quant à la liberté d’écrire, c’est une autre histoire, qui dépend encore d’autres facteurs… Pour moi, la liberté d’écriture est une lutte avec soi-même : choisir ce que l’on peut ou doit écrire, et ce qu’il vaut mieux taire.
CT : Vous avez publié une douzaine de romans dont neuf aux éditions P.O.L., pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Frédéric Boyer et de son rapport au cinéma ?
ES : Frédéric a repris le flambeau de Paul Otchakovsky-Laurens avec le même rapport aux auteurs, la même confiance, le même accompagnement protecteur. Une différence : il tutoie ses auteurs et j’ai l’impression que Paul était comme un père alors que Frédéric serait plutôt un grand frère… mais cela reste une famille, avec une maison (d’édition) où on se sent très bien, où l’on se sent chez soi. Son rapport au cinéma, je ne sais pas, mais Paul était très attaché au cinéma, il a fondé la revue trafic et était impliqué dans plusieurs instances et festivals de cinéma.
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction
Interview de scénariste