Écrire pour le documentaire

Pierre Chosson et Hedi Sassi : “Ce qui est formidable en documentaire, c’est quand ça surgit”

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« Il n’y a pas plus cinématographique que la chronique »

Entretien croisé avec Pierre Chosson et Hedi Sassi, scénaristes, autour d’un documentaire sériel en devenir sur la mort de Zyed et Bouna en 2005 à Clichy, initié par la journaliste Gwenael Bourdon et réalisé par Marie Jaury. Caroline Pochon et Violette Garcia l'ont initié et mené pour le SCA.

Caroline POCHON : Aujourd’hui, on nous demande – nous, scénaristes de documentaires – d’apporter de la dramaturgie, de la « narration fictionnée » dans des écritures documentaires. N'est-ce pas un paradoxe ?

Pierre CHOSSON : L’appel à la collaboration de scénaristes venant de la fiction pour travailler sur le documentaire est une démarche assez récente, il me semble. Elle vient beaucoup de la forme nouvelle que proposent les plateformes, les documentaires sériels, privilégiant une certaine forme de dramaturgie supposée attractive. Ça ne veut pas dire que les documentaristes n'ont rien à gagner à travailler avec des scénaristes, mais que cette injonction, qui leur est faite, de proposer des projets de documentaires extrêmement écrits, avec l'aide de scénaristes venant de la fiction - et donc censés avoir les clés de cette fameuse dramaturgie - est à mon sens, une dérive de ce qu'est le documentaire. Et c’est aussi une méconnaissance de ce que doit être, ou peut être, un scénario.

Violette GARCIA : Comment cela, une méconnaissance du scénario ?

PC : Pour moi, chaque film devrait générer ou engendrer le scénario qui lui est propre. Écrire un scénario, ce n’est pas écrire une histoire, c’est écrire un film. Et un film peut être pensé de toutes sortes de manières différentes. Donc, quand tu es scénariste et que tu coécris avec un réalisateur, ton rôle de scénariste c’est de comprendre et d’essayer de trouver le film que cherche le réalisateur, et de l’aider à le coucher sur le papier dans une première forme ou version.

La première fois que l’on m’a demandé de travailler comme scénariste sur un projet de documentaire, c'était pour un long-métrage de Jean-Pierre Thorn, L’âcre parfum des immortelles. Je lui ai proposé d'imaginer une forme écrite du film – on peut parler de scénario si on veut – qui n’aurait rien à voir avec une continuité dialoguée, clairement séquencée. Je lui ai dit : « ce qui est intéressant, c’est de donner à penser ton film. Mais comme c’est un film à la fois intime et militant, un film qui parle de politique, faisons un scénario en forme de barricade » !

CP : Comment écrit-on une barricade ?

PC : On a réfléchi. Et on a travaillé sous forme de collage. Il n’y avait pas une « vraie » continuité, il y avait parfois des mots, parfois des images, comme une mosaïque. Quand je parle de barricade, c’est qu’une barricade, elle est construite à partir d’un assemblage de pierres. Donc, on a cherché les pierres, on a assemblé des pierres. Cela a donné un document qui est inférieur en nombre de pages à un scénario classique (qui fait souvent 90 pages pour 1h30). Là, on avait un document d’une soixantaine de pages.

Le travail même du documentaire, c’est de chercher jusqu’au bout – comme en fiction, d’ailleurs. Dans un scénario de fiction, on écrit des séquences qui à l’arrivée seront là ou ne seront pas là, mais c’est encore plus vrai dans le documentaire. En documentaire, tu pars avec des intuitions, avec des hypothèses, avec des désirs, mais le charme et la puissance du documentaire, c’est d’aller les trouver. C’est de ne pas savoir ce qui t’attend. Du moins à mon avis. Donc, si tu prévois trop clairement sur le papier ce qui t’attend, je crois qu’il y a une dérive. Même si tu peux au tournage te sentir libéré, malgré tout, tu vas être un peu contraint par ce que tu as déjà un peu trop posé sur le papier.

VG : Ça ne laisse pas surgir le réel ?

Hedi SASSI : Ça peut.

PC : Ça ne laisse pas surgir le réel.

HS : Ça peut !

PC : Comme en fiction à ce moment-là.

HS : Oui, oui.

PC : Comme en fiction, mais en fait pour le documentaire, tu n’en as pas besoin. C’est une exigence qu’on a aujourd’hui en documentaire qui, à mon sens, est contraire à son essence même, à l’art du documentaire. Je ne détiens aucune vérité, ce n’est que mon sentiment.

Le plus important dans un documentaire, ce sont les intentions. Dans un film de fiction, grâce au scénario, tu as toujours plus ou moins une idée de comment ton film va débuter, de comment il va finir. Et de ce que les personnages vont dire. Mais quel va être le premier plan, la première séquence de ton documentaire ? Que vont exprimer les hommes ou les femmes que tu vas filmer ? Cela ne veut pas dire que tu ne dois pas penser ton film avant de le tourner, que tu ne poses pas des bases, des cadres. Un dispositif. Le scénario de documentaire peut exister – on peut travailler avec un scénariste sur un documentaire, je ne dis pas le contraire – mais il faut oublier le terme fiction. On travaille avec un scénariste, mais oublions qu’on travaille avec un scénariste de fiction. On travaille avec un scénariste qui, comme pour un film de fiction, mais en s’adaptant au documentaire, va essayer de produire un document écrit qui permet de projeter en partie le film que le réalisateur, avec son scénariste, ont imaginé ensemble. Et ça n’a rien à voir avec la fiction. Pour moi, un documentaire peut être co-écrit avec un scénariste, mais l’expression « écrire avec un scénariste de fiction » me paraît une aberration.

VG : Pour en venir à votre projet de série documentaire, quel a été le pacte avec la production, ou avec la chaîne ?

HS : Au départ, le producteur veut faire un documentaire sur Zyed et Bouna, sur les émeutes de 2005. Ce qu’on a apporté, c’est d’imaginer comment on pourrait raconter cette histoire. Et quand Pierre dit : « la scène de début, ce n’est pas à écrire en documentaire », c’est là que je suis en désaccord : ça peut donner une impulsion. On dit : « On va ouvrir le documentaire comme ça ». La réalisatrice a toute liberté de faire autrement, et elle trouvera peut-être au montage. Elle pourra être surprise par le réel, et elle se dira peut-être : « Mais c’est ça, ma scène d’ouverture », et tant mieux. Et je pense qu’on sera les premiers heureux de voir qu’autre chose s’est écrit à partir de ce que nous, on a imaginé. Mais je trouve que donner malgré tout une impulsion, donner un possible récit, ce n’est pas quelque chose d’anodin. Je pense que ce qu’on peut apporter aux réalisateurs et réalisatrices est important. Il y en a qui n’ont pas forcément la vision ou l’expérience de Pierre et qui ne savent peut-être pas où ils vont et qui se trouvent contents de notre apport. Nous, scénaristes – Pierre a raison, peu importe scénariste de fiction – nous scénaristes, on arrive peut-être plus facilement à construire rapidement dans nos têtes un possible récit, un possible film.

CP : Du drame ?

HS : Il faut que le spectateur revienne pour l’épisode numéro 2. Il faut qu’il y ait une accroche en fin d’épisode, un peu comme des cliffhangers en fiction.

PC : Quand tu travailles pour la télévision aujourd’hui, tu t’aperçois qu’il y a un modèle sériel qui s’est imposé largement sur le documentaire. Tous les documentaires sériels que tu vois aujourd’hui pratiquement sont construits sur le même modèle.

VG : Et traitent de « true crime », de faits divers.

HS : Ah oui !

PC : Et presque tous démarrent par un teaser.

VG : Comme une série de fiction.

HS : Exactement.

CP : Est-ce que vous pourriez nous raconter concrètement, dans la cuisine de l’écriture, comment cela se passe ?

PC : De A à Z, ça commence par un agent qui nous téléphone pour nous dire : « Voilà, il y a cette boîte de production qui s’appelle Point du Jour qui a un projet de série sur l’année 2005, les émeutes, avec comme point de départ un livre enquête d’une journaliste du Parisien qui s’appelle Gwenael Bourdon qui a écrit sur le drame de Clichy-sous-bois et la mort de Zyed et Bouna. »

HS : Elle était jeune journaliste sur place en 2005, elle a suivi l’affaire jusqu’au procès.

CP : Et ce n’est pas elle qui devait faire le film ?

HS : Pas seule. Le producteur a engagé une réalisatrice, Marie Jaury. Mais Gwenael Bourdon a écrit le premier dossier, seule.

P.C : Et sur ce dossier, le producteur a obtenu, si j’ai bien compris, un accord de pré-production avec France Télévisions. Il y avait une enveloppe de développement.

HS : Il faut préciser que ce producteur sortait d’un succès avec France Télévisions, puisqu’il venait de produire la série L’affaire d’Outreau, qui a été un carton.

VG : Donc ce projet s’inscrit dans l’idée de poursuivre un fil d’affaires judiciaires en série documentaires ?

HS : Avec justement ce côté un peu « fiction-reconstitution » qu’il y avait dans Outreau. Ils avaient envie de refaire la même chose. Les chaînes de télévision, quand elles obtiennent un succès, veulent refaire la même chose.

PC : C’est pour cela que le producteur était parti sur l’idée qu’il fallait associer au projet non seulement une réalisatrice avec qui il avait l’habitude de travailler, mais aussi deux scénaristes, alors pour le coup de fiction pour, entre autres, écrire toutes les scènes de reconstitution. Et c’est là où je pense, à un moment donné, qu’il a peut-être été déçu. C’est que nous, on n’est pas du tout « fans » de ça. On a traîné les pieds. On a fait plusieurs propositions. Il y avait beaucoup de choses intéressantes dans le dossier qui nous a été fourni. On avait tous les procès-verbaux des interrogatoires, tout le dossier d’instruction, on avait des éléments formidables.

HS : Toutes les transcriptions des audios des voitures de police par exemple.

PC : A ce premier rendez-vous qu’on a eu tous ensemble, la réalisatrice a exprimé des envies qui n’allaient pas non plus forcément du côté du producteur. En tant que scénaristes, nous, on va plutôt dans le sens de la réalisatrice, et donc, on a commencé à faire des propositions qui allaient dans la direction qu'elle souhaitait. Par exemple, pour être concret, on s’est dit : « ce qui est intéressant, c’est d’utiliser les audios du moment où les gamins vont être interpellés, de la course-poursuite… » Plutôt que de faire de la reconstitution. Déontologiquement, c’était impossible de reconstituer, de notre point de vue, la course-poursuite, la mort des gamins. Impossible de les fictionner, en tout cas.

HS : On était contre l’idée de faire jouer Zyed et Bouna par des gamins d’aujourd’hui. Par respect pour les familles.

PC : Et comme l’idée était de mettre Clichy-sous-bois au centre, on a eu l’idée de démarrer sur Clichy filmée aujourd’hui, une journée banale – des gens qui vivent, qui mangent, qui marchent, qui reviennent du boulot, des tranches de vie saisies à droite à gauche, sans donner forcément plus d’indications que cela pour la mise en scène – mais en fonction de tout ça, avec progressivement, les audios en off. Pas du tout de voir les flics, mais d’entendre des voix. Pour raconter que dans cette journée ordinaire, un drame est en train de se passer, dont personne n’a conscience. L’idée de l’audio n’est pas si mal passée avec le producteur.

HS : Sachant que nous, contractuellement, on est censés écrire d’abord ces premières versions sous forme de séquencier. On devait avoir un deuxième contrat pour écrire une continuité dialoguée, une fois le projet validé par France Télévisions, avec les dialogues, les reconstitutions, les interrogatoires, etc.

CP : Vous écrivez à quatre mains. Est-ce que la journaliste a co-écrit avec vous ?

PC et HS : Oui.

PC : On s’est même mis à travailler à huit mains avec la réalisatrice, qui tenait aussi à être présente à l’écriture. Donc, c’était un quatuor. Même si pour moi, en tout cas, c’était leur film à elles, la réalisatrice et la journaliste… Donc, je me mets au service de leur film.

HS : On leur fait des propositions.

PC : Elles les prennent, elles ne les prennent pas. Je peux penser que des fois, elles se trompent, et défendre mon point de vue, mais à un moment donné, c’est elles qui décident.

HS : Et puis, surtout, chacun est dans son rôle. Nous, on est dans notre rôle de scénaristes. On construit. Gwenaël Bourdon, la journaliste, avec sa connaissance de l’affaire, nous interpellait sur des faits plus précis, essayait de restituer au mieux les enjeux de ce drame. Et puis, la réalisatrice, elle, exprimait plus son désir de film. On en revient à ce que disait Pierre tout à l’heure – elle se projetait dans le documentaire qu’elle allait faire. C’est-à-dire quelles images elle voyait, en lisant. Cela pouvait faire naître autre chose en elle.

PC : Oui. Mais encore une fois, on l’a fait en cherchant le film. Le film qu’elle voulait faire ou que l’on pensait, nous, qu’elle voulait faire. C’est pour ça que quand nous, on dit : « ce qui est intéressant dans la façon d’écrire comme ça, aussi, c’est que du coup, tu l’écris un peu comme un pré-montage ». Et comme un pré-montage, ça peut aussi se déstructurer.

HS : En tout cas, au départ, on était d’accord au moins tous les quatre. On avait envie de donner la parole aux proches, à l’entourage, à la famille de Zyed et de Bouna. Parce que Gwenaël Bourdon, ayant été à leurs côtés pendant quasiment les quinze dernières années, les connaissait bien, avait une possibilité d’avoir un accès direct à eux. Et ça, c’était nouveau. Cela permettait d’entendre des personnes qu’on n’a jamais entendues. Je le dis parce que ce n’est pas forcément là où nous en sommes aujourd’hui. Mais en tout cas, c’était notre envie de départ, partagée.

PC : C'était une écriture passionnante et très vivante. Rude. Mais qui nous enthousiasmait quand même tous. On avait quelque chose de formidable à raconter. Il y avait une dimension aussi très forte, de la part des deux autrices principales, qui était de donner la parole aux femmes, qui avaient moins été entendues avant.

HS : Les sœurs, notamment. La sœur de Zyed, la sœur de Bouna. Au fur et à mesure qu’on écrivait et qu’on était plongé dans ce dossier d’instruction, Gwenael et Marie allaient faire des interviews, allaient rencontrer des personnes, et nous, on recevait les verbatim de leurs entretiens. Et donc ça nourrissait, ça permettait d’imaginer ce qu’ils allaient dire, même si comme on dit depuis le début, il y aura toujours le tournage, ça peut bouger. En tout cas, ça permet de cadrer un peu la parole. Et donc, on recevait cette matière en direct. C’est de la matière vivante, vraiment.

VG : Et ces entretiens qui arrivaient au fur et à mesure modifiaient en direct l’écriture, j’imagine ?

HS : Oui. Ça allait même plus loin, parce qu’on a même eu, à un moment, un début de tournage avec la première production (Point du Jour). La réalisatrice et la journaliste sont parties filmer en Tunisie une interview du père de Zyed, qui a pris sa retraite, qui vit en Tunisie, à Djerba. Donc, elles sont parties là-bas pour filmer. L’interview du père de Zyed nous a permis de mettre des mots dans sa bouche, des mots qu’il a vraiment prononcés.

CP : C’étaient des rushes conservatoires ou c’était filmé pour être monté ?

HS : C’était filmé pour être monté.

PC : Du coup, le scénario se nourrit du tournage. Tu es dans une démarche qui est vivante. Parce qu’en fait, tu réinjectes dans ton écriture, donc dans le scénario, des instants qui ont été vraiment filmés. Là, c’est très intéressant, parce que tu as quatre personnes qui, à un moment donné, avec chacune leur personnalité, leur vécu, leur expérience, collaborent à quatre – avec parfois des tensions, bien sûr – pour chercher le film, et commencer à poser des jalons qui vont vers ce que pourra être le film. Et… c’est là que ça se gâte !

VG : Que s’est-il passé, alors ?

HS : Très vite, le producteur (à ce stade, c’est encore Point du Jour) nous fait comprendre qu’on n’est pas en train d’écrire le film qu’il s’apprêtait à vendre au diffuseur, France 2.

VG : A partir de quand ça intervient ?

HS : A la première lecture. On avait bâti et donné à lire une quinzaine de pages qui étaient des séquenciers, sur 4 épisodes.

PC : La bagarre, si on peut dire, avec le producteur, a surtout eu lieu autour du dispositif fictionnel, comme on l’a évoqué tout à l’heure. Pour nous quatre, autant ce type de dispositif fonctionnait peut-être bien sur Outreau, autant là pas du tout. Nous, on essayait des pistes, mais le producteur refusait beaucoup de choses. Il faut reconnaître que son point de vue se défendait. En fait c'était un dialogue assez classique entre producteurs et auteurs. Un peu tumultueux mais chacun tenait son rôle.

HS : On pensait que le fait d’injecter un dispositif fictionnel autour de la police, de la justice, ne fonctionnait pas dans l’histoire de Zyed et Bouna.

PC : Ce qui nous intéressait c’était de voir comment l’injustice agit sur les familles, la population locale, pourquoi ça déclenche des émeutes en France. Et en quoi cette affaire-là, très importante, installe les prémices de tout ce qui a continué de se passer en termes de violences policières.

CP : Est-ce que cela ça correspondait aussi à ce que voulait raconter le producteur ?

PC : Je pense. Pas tout à fait de la même façon que nous quatre. Mais sur le fond, on était raccord. C'est la forme qui nous opposait. Mais encore une fois, c'était un dialogue normal entre producteurs et auteurs. Chacun défend ce qu'il croit juste.

HS : Du coup, on a cherché longtemps, ce fameux dispositif "fictionnel". La réalisatrice a cherché de son côté aussi.

PC : Elle a cherché de l’inspiration chez des cinéastes par exemple. Un jour elle est revenue avec Dogville de Lars von Trier. Un dispositif tracé à la craie en vue d'une reconstitution "non-réaliste". Mais cela ne marchait pas très bien, et ça ne plaisait pas au producteur non plus.

HS : Surtout que le producteur avait l’impression, j’imagine à raison, de savoir ce que voulait France Télévisions.

PC : Nous avons été naïfs c'est sûr. Un producteur sait ce qu’attend la chaîne. Et logiquement, ce qui peut “passer”. Son discours était cohérent.

VG : Et que s’est-il passé alors ?

PC : Pour des raisons trop longues à expliquer, le projet est passé chez un autre producteur, Manuel Catteau, à ZED.

HS : Le producteur de départ, Luc-Martin Gousset, a fait faillite.

PC : Tout a pris une autre orientation avec le changement de producteurs et les premiers rendez-vous avec la chaîne avec qui nous n'avions pas de contacts jusque-là.

HS : Notre nouveau producteur n'avait pas fait Outreau. On n’était plus du tout dans la certitude d’aller au bout avec le diffuseur. Ils ont demandé une réécriture sans reconstitution, sans fiction. Et surtout, ils ont réduit la voilure : on est passé de quatre épisodes à trois, diffusés en une seule soirée. Ce n'est plus du tout la même chose.

PC : Ils ont aussi critiqué les plans déjà tournés par la réalisatrice, notamment ceux tournés en Tunisie. Elle avait fait des choix. Des plans qui étaient très beaux. Parce qu’elle est douée. Mais beaucoup de plans américains, une caméra circulaire, pas de gros plans.

HS : Eux voulaient du documentaire plus classique. Un plan moyen, un plan serré. A deux caméras. Ils voulaient aussi ramener un peu plus vers les émeutes de 2005 sur toute la France. Nous, on voulait mettre en avant Clichy et les familles, quand eux voulaient des people, des intervenants plus ou moins célèbres. Et aussi élargir, à Nantes et à Lyon…

PC : C’est devenu plus classique, beaucoup plus linéaire.

HS : La demande du diffuseur était simple : « être plus rapide, aller à l’essentiel ». Ils nous ont demandé d’être beaucoup plus…"efficaces".

VG : Et plus chronologiques aussi ?

PC : Oui. En gros, un épisode, c’est la journée du drame ; un deuxième, c’est le lendemain, la propagation des émeutes jusqu’à l’état d’urgence, et un troisième, c’est l’enquête et le procès vingt ans après.

CP : Qu’est-ce qu’il reste de vos intentions de départ ? Est-ce que la journaliste qui était porteuse du projet est contente de ce résultat ? Et où en êtes-vous aujourd’hui ?

HS : On ne peut pas encore en juger, la série n'étant à cette heure, ni tournée ni montée [1]. Pour ce qui nous concerne, notre rôle s’est arrêté avec le feu vert donné par France TV pour le tournage. Je crois savoir que la journaliste a trouvé l'expérience un peu rude. C'est une autre étape qui commence, avec la pré-production, les entretiens, le tournage. Et je suppose que ce n'est qu'au montage qu'on pourra voir ce qui reste de nos intentions de départ. Mais, même si le projet n'a pas exactement la forme que nous imaginions, on peut penser que Gwen, la journaliste et Marie, la réalisatrice se battront pour que la série en garde l'empreinte. Pierre sera d'accord avec moi sur ce point.

PC : Oui. Il faut toujours se battre.

CP : Et ça vous a pris combien de temps en tout, de A à Z ?

HS : Un an et demi.

CP : Est-ce mieux payé qu’en documentaire de création ? De ce point de vue là, vous vous y êtes retrouvés ?

HS : Je ne peux pas dire.

PC : Pour l’instant, en droits de diffusion, on est à égalité, les quatre. Chacun un quart.

VG : Vous avez une fourchette ? À titre indicatif ?

HS : C’était environ 8000 euros de MG chacun. 

CP : Ce qui est peut-être mieux que le documentaire de création ?

PC : Incontestablement. Je termine en ce moment un documentaire comme réalisateur. Et l'économie de sa production n'a absolument rien à voir.

CP : Laëtitia Mikles cite Jean-Pierre Duret qui compare un scénario documentaire à un abri de branchages. Cette métaphore vous parle (cf. article publié dans Positif en 2009 ici) ?

PC : Oui. Un scénario documentaire comme un scénario de tout film doit donner une idée, une direction. Et véhiculer, traduire, l’inspiration, l’intuition. En fait, quand tu fais un documentaire, tu as souvent une intuition. Et la valeur du scénario, c’est de mettre cette intuition en mots. Un documentaire, comme tout film, et encore plus même que dans la fiction, c’est ce qui se construit dans la découverte de ce qui va arriver, advenir.

HS : L’image des branchages, je trouve que cela fonctionne bien, pour la journaliste et la réalisatrice avec qui on a travaillé. C’est comme si on leur avait construit effectivement cet abri de branchages, comme un nid, à partir duquel elles pourront voler de leurs propres ailes, pour filer la métaphore, faire ce qu’elles veulent. Nous notre boulot, c’est ça, c’est de faire cette maison de branchages un peu solide et éventuellement après, qu’elles s’en débarrassent ou qu’elles enlèvent des branches.

PC : Encore une fois, tout scénario, ce ne sont que des pistes sur lesquelles ceux qui viennent après vont pouvoir s’appuyer. Il faut qu’elles soient souvent présentes à un moment donné pour donner aux gens qui viennent travailler – le réalisateur, le chef op’, le monteur, les techniciens, les acteurs –, pour qu’il y ait suffisamment d’éléments dans le scénario pour leur permettre d’aller chercher plus loin, plus haut, le film qui est peut-être en jachère. Le film est toujours à inventer, à découvrir au fur et à mesure, jusqu’à la fin, jusqu’au montage. Un film qui ressemble trop au scénario, pour moi le cinéma n’est pas arrivé.

CP : Que pensez-vous de cette critique qui revient souvent dans les commissions sur les projets documentaires, qui seraient « trop chroniques » ? Et qui, pour le producteur, justifie souvent le fait de faire appel à un scénariste de fiction ?

PC : Personnellement, je trouve qu’il n’y a pas plus cinématographique que la chronique, en vérité. Donc pour moi cette critique est une dérive, encore une fois. Mais qui touche aussi la fiction aujourd’hui. Notamment la fiction sérielle. Ce qui est une aberration, parce que s’il y a bien quelque chose qui se prête à la chronique, c’est la série ! Les grandes séries, ce sont des chroniques. Y compris les séries populaires. Un village français, qu’est-ce que c’est, si ce n’est la chronique de la vie d’un village pendant la guerre ? La Maison des Bois de Maurice Pialat, qu’est-ce que c’est, si ce n’est une chronique de la vie d’un enfant en temps de guerre ?

HS : The Wire, la chronique d’une ville.

PC : Au début je me suis dit : « Tiens, c’est super, la série, ça va redonner sa chance au cinéma. On va être enfin dégagé de l’obligation de pondre des scénarios qui sont des histoires plus ou moins bien ficelées pour revenir à des choses plus inventives, différentes ». Mais pas du tout. C’est le contraire qui se passe. On écrit de moins en moins de films. C’est très difficile de faire du cinéma, de faire en sorte que le cinéma arrive dans un film. Il y a beaucoup de films dans lesquels il n’y a pas de cinéma. Il y a des histoires, plus ou moins intéressantes, plus ou moins bien racontées, mais elles ne produisent pas la magie très particulière du cinéma, dont tu ne sais pas toujours à quoi elle est due. Mais qui naît beaucoup d’une durée de plan, d’un mouvement de caméra… C’est parce que le réalisateur a filmé des gens en travelling-avant que la conversation est bouleversante, pas parce que la conversation est bouleversante en soi. C’est pour ça que tu peux filmer de la chronique, de l’anodin, et faire de très grands films. La chronique, je pense que c’est juste que les diffuseurs, les producteurs et les commissions qui utilisent ce terme ne savent pas de quoi ils ou elles parlent. Mais on se bat contre des moulins à vent. Enfin, pas contre des moulins à vent, contre des forces plus puissantes que nous.

HS : Puisqu’on parle de frilosité des diffuseurs, de nombreux projets pourraient être passionnants à faire en série de fiction. Mais où sont les séries de fiction sur l’affaire Bygmalion ? Sur les emplois fictifs de la mairie de Paris, sur Dassault, etc. ?

PC : Pour finir sur le documentaire, ça aboutit à une aberration totale. Aujourd’hui, dans certaines commissions, on te demande d’avoir tourné le film avant de l’avoir tourné, pour pouvoir le raconter. Même des gens qui sont « installés » comme documentaristes, dont le travail et le style sont identifiés et reconnus, se voient demander un scénario pré-écrit du film qu’ils vont tourner.

Et encore une fois, ce n’est pas une aberration en soi de travailler avec un scénariste pour un projet documentaire. Le scénariste, par rapport au réalisateur, que ce soit du documentaire ou de la fiction, a grosso modo le même rôle que le monteur à la fin du film. C’est d’aider le réalisateur à trouver son film. Et le cinéma, on ne le répètera jamais assez, c’est un art collaboratif qui se prête bien aux échanges. Donc, réfléchir à un documentaire avec un collaborateur qu’on appelle scénariste sur la première étape de ce film, qui se trouve être un document écrit, ça n’est pas une aberration. Ce qui est aberrant, c’est de devoir forcément injecter dans le documentaire des règles d’écriture qui seraient celles de la fiction.

HS : Et en même temps, cette contrainte du réel dont on a parlé, je trouve ça assez passionnant. En fiction tu peux décider de ce que tu veux. En documentaire, c’est quand même cadré. Sur ce projet on avait le dossier d’instruction, il y a des faits, on ne peut pas dire que lors d’un interrogatoire, un policier dit ça ou ça, s’il ne l’a pas dit. Le réel agit comme une contrainte stimulante. Tu dois t’en tenir aux faits.

PC : Mais en documentaire comme en cinéma de fiction par ailleurs, au tournage, ce qui est magnifique, c’est quand surgit devant ton regard, ce à quoi tu n’avais pas du tout pensé. Quand je tourne mon propre documentaire Un morceau de parole, cassée, à la main, je suis en train de filmer une scène improvisée. A la clinique psychiatrique de la Chesnaie, les patients ont des rôles. Par exemple, celui de tenir le standard. Donc, on filme un patient qui travaille au standard, puis on le filme depuis l’extérieur. Et d’un seul coup, je lève la tête et je vois que juste au-dessus du standard, il y a une chambre dans laquelle se trouve une femme qu’on a déjà filmée, qui est quelqu’un qui chante tout le temps. Et elle était à sa fenêtre, fermée car ce sont des fenêtres anti-suicide, le visage collé contre la vitre, elle nous parlait en continuant à chanter d’une voix très fluette. Alors, d’un seul coup, j’ai dit à ma cheffe op’ de la filmer. Et on l’a filmée. Pour moi, c’est devenu une image très forte du film, parce que c’est devenu presque une image de l’enfermement psychiatrique en soi. Et ce n’est pas prévu. C’est ça qui est formidable en documentaire, c’est quand ça surgit. C’est important d’être disponible pour accueillir ce qui va surgir et d’arriver très vite à le projeter dans ton film. Parce que ce plan-là, j’ai su tout de suite qu’il aurait une place dans le film. C’est ça qui est exaltant dans un tournage. Et c’est pareil au montage. Attraper des choses et te rendre compte qu’elles résonnent et qu’elles font naître cette magie, qui est une émotion très particulière, il n’y a que le cinéma qui produit cela, et qui se rapproche de la poésie.

CP : Et est-ce que pour ce travail de réécriture de montage qui se fait à partir des rushes, le fait d’avoir passé du temps à écrire avant, est-ce qu’il y a un moment où ça ressert ?

PC : Ce qui sert, c’est d’avoir beaucoup pensé à ton film ! A l’écriture, au tournage, pendant les nuits d’insomnie… Tout sert.

 

Entretien réalisé le XX juillet à Paris.

Portraits Pierre Chosson et Hedi Sassi © Isabelle Blanc

[1] la série documentaire est en tournage depuis début septembre.

Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction

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