AXELLE ROPERT : Ce n’est pas du tout la famille en tant que telle qui m’intéresse parce que j’ai quand même un esprit assez rebelle et un peu antisocial. Il se trouve juste que la famille est quand même le premier milieu dans notre expérience de vie où les relations d’amour et de haine se créent et c’est tellement fondateur que c’est une manière forte de raconter quelque chose. C’est le premier cercle de vie auquel on a affaire, là où on apprend les grands sentiments, et passer par là, c’est une manière de raconter ça.
SL : Prendre sa place au sein d’une famille, c’est trouver sa place au monde ?
AR : Moi ce qui m’intéresse c’est de raconter les déchirements, les premiers grands déchirements, et il me semble que ça tient beaucoup par le rapport familial. Je ne crois pas que je pourrais raconter une histoire de famille qui va intégralement bien de A à Z, ça ne m’intéresse que comme passage vers la fracture, la démolition, la fêlure, l’émancipation. Enfin je mets un bémol à ça, il y a quand même des films purement familiaux que j’adore et qui appartiennent plutôt au cinéma classique. Par exemple j’adore les films de famille de Minnelli, comme Meet me in Saint Louis (1944) avec Judy Garland, ou ceux avec Spencer Tracy et Elizabeth Taylor, ce sont des histoires de familles entièrement heureuses et je trouve ça magnifique, avec même quelque chose d’édifiant qui me comble…
SL : Dans Petite Solange, il est question de divorce, mais filmé du point de vue de l’enfant. C’était un point de départ important ?
AR : Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, je me suis demandé ce que serait la séparation racontée par un enfant. Je me suis dit que c’était un sujet propre à ma génération, c’est à dire des gens qui étaient enfants ou adolescents dans les années 80 quand le divorce est devenu un phénomène de masse. Mais comment se fait-il que ça n’ait jamais été raconté au cinéma ? Des films qui racontent des ruptures de couple il y en a pléthore, mais des films qui racontent la rupture d’un couple par les yeux d’un enfant, en fait ça n’existe quasiment pas. Même Kramer contre Kramer (1979), un film que j’aime beaucoup, c’est le point de vue du couple. Il n’y a jamais le point de vue du petit garçon dans le film. Et ça a été une espèce de défi pour moi que de raconter pour la première fois cette chose qui est si simple - mais du point de vue de l’enfant. Je me sentais un peu investie d’une mission inédite.
SL : Quelle est votre première étape dans le processus d’écriture ?
AR : J’avais un tout petit peu des modèles d’écriture en tête. Il y a un livre que j’aime beaucoup mais qui n’est pas du tout un livre existentiel ou psychologique : Ce que savait Maisie (1896) de Henry James. Un livre absolument génial sur une petite fille qui sert de monnaie d’échange épouvantable entre un homme et une femme. C’est un livre très cérébral, c’est une guerre et la petite fille est un pur pion qu’on déplace. C’est d’une cruauté inouïe, ce n’est pas tant sur l’enfance que sur l’innocence. Comment une conscience innocente est perdue et assassinée, prise dans un jeu d’échiquier adulte. Un des autres modèles pour moi étaient tous ces romans d’enfance malheureuse : j’y suis sensible depuis toute petite, sans doute parce que j’ai été une enfant très heureuse ! Et j’ai beaucoup pensé à Dickens, au Gavroche de Victor Hugo, à Sans Famille, ou à Paul Léautaud et à la manière dont il racontait sa mère terrible. Mais encore une fois dans ces livres-là, il n’y a pas du tout de structure narrative qui aurait pu m’inspirer, c’est plutôt un sentiment d’être au monde pour un enfant, la solitude absolue qu’on peut avoir même quand on est enfant.
SL : Quand vous commencez à écrire, ça part d’un personnage, d’une trajectoire ?
AR : Moi j’avais une image en tête, qui est vraiment une image fondatrice du projet : celle d’une petite fille qui attend sur un banc en bas de chez elle et qui ne peut pas rentrer chez elle. Et à partir de là, pourquoi cette petite fille ne peut pas rentrer chez elle ? Alors qu’elle en bas de chez elle, face à un immeuble bourgeois - tout est rassurant - pourquoi elle ne peut pas rentrer dans son immeuble ? Et moi j’ai souvent comme ça une ou deux images fondatrices qui ensuite guident l’écriture et tout se déploie à partir de cette image fondatrice. Au final, cette image infuse tout le film, mais vous pouvez la chercher concrètement, vous ne la trouverez jamais !
SL : Vous écrivez aussi dans le désordre ?
AR : Non, pas du tout, j’ai toujours en tête le début et la fin du film. Comme pour moi un scénario c’est une trajectoire qui se déploie, je ne comprends pas qu’on ait du mal à trouver la fin. D’ailleurs c’est pour moi la grande différence avec l’écriture de série, c’est qu’un scénario de cinéma, la fin est là. Et c’est la fin qui, à rebours, donne sens à tout ce qu’on a écrit. Ce n’est vraiment pas le cas de la série où le fil avance et « mange » et même auto-dévore ses péripéties au fur et à mesure, et ne sait pas quand ça s’arrête. C’est à la fois son intérêt mais sa limite aussi. Moi j’ai toujours la fin, je sais exactement comment ça va se terminer avant même d’avoir commencé l’écriture, et d’une certaine manière, la première séquence va déjà vers la fin. Il y a un horizon qui est là, et mon travail c’est d’aller vers cet horizon très précis. J’écris de façon téléologique !
SL : Peut-être parce que vous savez parfaitement ce que vous voulez raconter. Connaître la fin de son film, c’est savoir aussi ce que l’on veut dire…
AR : Je crois aussi que ça a un rapport avec la musique parce que j’écoute beaucoup de musique en écrivant et notamment pour Petite Solange, je m’étais fait une liste des dix morceaux les plus douloureux et les plus « métaphysiques » de l’histoire de la musique. Et dans la musique, quand il y a un air qu’on aime, on sait comment il se termine. Une chanson, on sait toujours comment ça se termine et donc on connaît la fin, la fin de l’air. C’est cette fin qui, de manière plus ou moins obscure, guide l’écriture.
SL : Vous écoutiez quels morceaux justement en écrivant Petite Solange ?
AR : Là en l’occurrence, j’écoutais beaucoup de morceaux « métaphysiques » (c’est-à-dire une musique qui raconte l’être au monde - qu’est-ce que c’est d’être vivant, mort, que de naître, de mourir)… et je me suis beaucoup inspirée de Charles Ives : Central Park In The Dark et That Unanswered Question. On a l’impression que c’est un personnage qui avance dans l’obscurité de la vie, qui se pose des questions sur la vie, et qui ne sait pas comment y répondre.
SL : Il y a aussi le non-dit des parents dans le film, le refus de confrontation. Et Solange est en attente. Dans votre cinéma, la question du non-dit est très présente.
AR : Vu que dans Petite Solange on apprend les choses que par son intermédiaire, il fallait que certaines choses restent oblitérées. Et je trouve que l’expérience de l’enfance, c’est justement qu’on a l’impression de ne pas avoir accès à tout, qu’il y a plein de choses qu’on ne sait pas et qu’on entend par écho, par rumeur, par recoupement. Et c’est aussi une expérience de l’angoisse de l’enfant de se promener dans un couloir avec des portes qui sont fermées. Et ça j’y tenais beaucoup, de raconter cette angoisse d’être enfant et de ne pas comprendre ou d’avoir accès à des mots un peu perdus, et que le monde est très opaque.
SL : Les parents sont des êtres mystérieux qu’on ne comprendra jamais vraiment totalement…
AR : Exactement. C’est ce qui fait à la fois leur séduction mais aussi la peur. Les parents sont des êtres mystérieux, et jusqu’au bout il y a quelque chose qui va nous échapper. Et puis par ailleurs, j’ai beaucoup de mal avec les disputes « horribles » au cinéma. Je trouve cela très dur d’écrire des scènes de dispute, que c’est très rarement réussi, souvent c’est juste brouillon et pénible à regarder. Donc j’ai un peu fui l’obstacle, je me suis dit c’est tellement compliqué à réussir les scènes de disputes adultes que j’ai adopté le point de vue de l’enfant qui ne les entend pas ou qui ne les comprend pas. SL : Le divorce permet aussi de « rencontrer » ses parents. Il y a une nouvelle intimité qui se créée, comme dans la scène du restaurant entre Solange et son père.
AR : C’est une scène que j’aime beaucoup, la scène du restaurant - c’est une scène très cruelle, qui raconte aussi qu’être dans une famille empêche de connaître les gens individuellement. On connaît le groupe familial qui est très beau, mais ce que sont des gens individuellement, qu’il faut voir en dehors. On voit ses parents comme une espèce de bloc indistinct, on met du temps à les voir comme deux personnes séparées, avec des désirs séparés, avec des secrets etc. Et c’est vrai que c’est une expérience qu’on fait en grandissant - notre père n’est pas simplement notre père, mais un homme qui a des désirs, notre mère c’est pareil, et c’est très troublant de se rendre compte que nos parents sont des adultes animés de désirs plus ou moins troubles.
SL : Dans la scène d’ouverture, le père dit de ses enfants qu’ils sont « comme des mondes à part entière ». C’est vraiment l’idée du film.
AR : L’expérience de la famille permet de comprendre ça : on n’est pas un groupe, on est tous des individus qui sont comme des petits univers à explorer et c’est quelque chose qu’on comprend petit à petit. Quand on nait, on forme quelque chose d’indivisible avec le reste de la famille et grandir, c’est déjà s’en séparer - violemment - et comprendre peu à peu que chaque être humain est un monde qu’on ne connaîtra jamais tout à fait.
Principe de simplicité
SL : Pendant l’écriture, avez-vous des moments de doutes, des obstacles, des blocages ?AR : Ce qui était très compliqué pour ce scénario, c’était pas tellement un problème interne à l’écriture, c’était plutôt dans la réception du scénario pendant le financement du film. C’était difficile de faire passer le principe de simplicité du scénario comme un choix artistique fort et non une impuissance d’écriture. Maintenant que le film est fait, ça ne pose plus de problème, mais il y a une telle prime actuelle à la complexité des scénarios qu’on me disait au départ : « mais c’est trop simple ! ». C’était difficile de tenir bon !
SL : Au niveau de l’écriture, quels étaient vos questionnements ?
AR : Dans le principe de simplicité qui était celui de ce projet, ce qui est compliqué c’est de ne pas être monotone. En termes d’écriture, moi je tenais beaucoup à ce qu’il y ait une très grande simplicité dans le scénario, c’est à dire un récit linéaire, où on ne déroge pas au principe qui est de suivre une très jeune fille et de ne pas raconter d’autres histoires en parallèle, avec très peu d’ellipses. Le second principe c’était d’écrire un personnage de jeune fille innocente. Moi j’y tenais beaucoup parce que j’adore les personnages innocents. C’est par l’innocence que j’ai des grandes émotions au cinéma ou en littérature. Mon héroïne est volontairement un peu bébête par moments, elle est candide, elle ne comprend rien, elle n’est pas du tout dégourdie, elle est très empêchée. Et je voulais un récit simple et linéaire parce que j’étais persuadée que c’était par la simplicité qu’on aurait de l’émotion. J’ai beaucoup misé sur l’incarnation du rôle par l’actrice pour déminer le risque de la monotonie.
SL : François Damiens jouait le père dans La Famille Wolberg, Philippe Katerine interprète le père de Petite Solange. Qu’est-ce qui vous plait dans le fait d’aller chercher des comédiens issus de la comédie pour incarner ces figures paternelles ?
AR : J’ai personnellement un grand goût pour les choses comiques, j’adore la drôlerie et je déteste l’esprit de sérieux. Donc j’aime bien prendre des acteurs et des actrices qui viennent de la comédie même quand le rôle est sérieux parce qu’ils apportent souvent quelque chose de spécial. Ils ont peut-être une fantaisie ou un truc étonnant qui fait que la scène ne sera pas dans l’esprit de sérieux. Et le second défi, ça c’était par rapport à l’écriture, c’est que Solange a une famille absolument normale - pas dysfonctionnelle, pas étrange. Mais il ne fallait pas pour autant que ça fasse pas téléfilm, je ne voulais pas que ça ressemble à ces famille lambdas où tout est sympathoche et carré. Donc il me fallait des acteurs plus spéciaux. Philippe Katerine apporte une étrangeté et Léa Drucker est d'une grande élégance atypique au final.
La mise en scène dans l'écriture
SL : Est-ce que vous pensez à la mise en scène au moment de l’écriture ?AR : Complètement. Si je ne sens pas la mise en scène au bout des doigts quand j’écris, la scène n’est pas trouvée. La mise en scène n’est pas décrite dans le scénario, (il n’y a pas de description virtuose de plans séquences et d’épate formelle), mais la scène frémit pour moi quand elle appelle la mise en scène, c’est à dire qu’il y a quelque chose d’excitant à mettre en scène, quand on sent comment on répartit l’espace, quand on sent qu’il y a une tension, etc. Tant que c’est pas trouvé, je la lâche pas.
SL : Quelle scène vous a fait frémir pendant l’écriture de Petite Solange ?
AR : Hormis la grande scène finale qui est un peu une scène d’anthologie, il y a une scène dans le film que j’aime beaucoup qui est la scène de café où Solange se réfugie un soir parce que ses parents se disputent à la maison. Elle n’a nulle part où aller et elle va dans un café. Comment animer une scène où une jeune fille prend juste un café, comment être émouvant, alors qu’il ne se passe concrètement rien ? Moi cette scène me faisait frémir. J’ai adoré l’écrire, je sentais qu’il y avait un enjeu sur le découpage de la scène, pour donner l’impression que cette jeune fille qui prend un café, qui n’a pas d’argent pour payer son café, c’est comme une épopée de la solitude qui commence.
SL : Ça se joue aussi sur les détails : elle joue avec le sucre, dehors il y a la nuit qui tombe…
AR : J’aime la précision dans l’écriture et dans la mise en scène. Et dans la vraie vie, ce qui nous touche souvent ce sont les détails, ce n’est pas l’idée générale de la situation. Souvent, ce sont les détails qui donnent le sel des choses. C’est ce que j’appelle le « principe de l’entonnoir » : à partir d’un détail bien choisi, un monde peut s’engouffrer. C’est par là que l’émotion passe.
SL : Comment écrivez-vous les dialogues ?
AR : J’aime le cinéma de dialogues et c’est quelque chose auquel je suis très sensible. Les dialogues uniformes et banals ne m’intéressent pas. J’aime pas non plus le cinéma où il y aurait trop de dentelle, un côté sur-écrit, j’aime qu’il y ait quelque chose de très vivant. J’aime bien les dialogues qui « piquent » un peu, et pour autant, je n’aime pas les effets d’écriture, les mots d’auteur, dès qu’on sent trop la « patte » du dialoguiste, j’aime pas. Bref, c’est subtil !
Le mélodrame
SL : Je crois que l’Incompris de Comencini a également inspiré l’écriture de Petite Solange ?AR : Sur la question de l’écriture du mélo c’est vraiment intéressant, parce que l’Incompris, sorti en 1969, a d’abord eu une presse épouvantable en France. Le mélo a toujours la réputation d’être un truc facile, populaire… Le film de Comencini est ressorti grâce à certains cinéphiles français dix ans plus tard, et là ça a été un succès, il a été réhabilité. C’est un truc intéressant sur les sentiments : je suis persuadée que pour faire des films bouleversants il faut pas hésiter à donner un peu dans le mauvais goût. Pour Petite Solange, ça ne s’y prêtait pas, mais la première fois qu’on a fait lire Petite Solange, il y a des gens qui nous ont dit « c’est hyper mièvre, c’est cucul… » ça me mettait en colère parce que je ne comprenais pas comment on pouvait dire d’une jeune fille qui va presque jusqu’à la mort parce que ses parents divorcent qu’elle est mièvre ! Mais ça dit quelque chose de la réception du mélo que les gens trouvent facilement ridicule. Dans le fond, ce n’est pas si simple que ça que de faire passer un scénario où on pleure beaucoup. Il y a des gens qui résistent aux pleurs, pour qui c’est que de la faiblesse.
SL : Pour vous, quel serait le secret de l’écriture du mélodrame ?
AR : Il faut savoir « tirer les cordes dans un sens contraire », trouver le point qui est celui de la résistance ET de la craquelure en même temps.
Quand on l’écrit, je sens qu’on y est quand on est soi-même ému. Quand j’écris une scène et que je sens que je suis émue, c’est vraiment le test des larmes qui commencent à arriver, ça veut dire qu’il y a quelque chose. Il ne faut pas s’attarder parce qu’on ne peut pas pleurer cinquante mille fois sur une scène, il faut l’utiliser à bon escient. Je pense qu’on a tous des motifs qui nous touchent en particulier. Moi ce qui me touche au cinéma c’est pas tellement les mélos très « méditerranéens « où ça crie beaucoup, c’est plutôt les mélos très retenus. Par exemple il y a un genre de scène où je pleure systématiquement c’est les scènes où un personnage va vers la mort et il ne le sait pas et nous on le sait, on a un temps d’avance sur lui. Ces personnages innocents qui vont au casse-pipe, pleins d’espoir et de joie et qui ne savent pas qu’ils vont mourir. Hier j’ai vu le West Side Story de Spielberg et à la toute fin il y a Tony ce personnage de jeune homme qui croit qu’il retourne à l’amour et en fait non, il va au casse-pipe. J’ai aussi ça dans un film qui n’a rien à voir qui est L’armée des ombres (1969) de Melville, ces personnages de résistants qui vont à la mort et ne le savent pas, ça me terrasse tout de suite. On a tous des motifs en particulier qui nous font vaciller.
Tirez la langue, mademoiselle (2013)
SL : Votre second film Tirez la langue, mademoiselle (2013) raconte la relation entre deux frères, mais à travers le triangle amoureux… Comment avez-vous construit ce film ?AR : Moi j’aime bien dans les scénarios quand il y a un sujet apparent qui est un faux sujet et il y a un vrai sujet caché. C’est intéressant d’avoir cette idée-là en tête quand on écrit. Le sujet apparent, c’est celui qui aide à la dramaturgie et le sujet caché, c’est le sujet profond. Dans Tirez la langue, mademoiselle, le sujet apparent c’est le trio, et le sujet profond c’est l’amour entre deux frères. Pour moi le vrai couple du film, c’est les deux frères, ce n’est pas Louise Bourgoin et Cédric Kahn. Mais en terme de dramaturgie, il fallait un tierce élément pour faire vivre le duo. Et s’il y a un autre sujet à l’intérieur du vrai sujet, c’est le petit frère, c’est Laurent Stocker.
SL : En revoyant le film, c’est vraiment ce qu’on se dit dans ce plan où Laurent Stocker regarde Cédric Kahn et vous faites un lent zoom avant vers lui, à côté de l’affiche du squelette. Ce plan dit tout.
AR : Oui et ce côté gigogne, c’est quelque chose qu’on trouve beaucoup dans le cinéma classique américain. Il y a un sens à la fois du secret et du spectacle. Quand on construit, la plupart du temps, on n’en a pas conscience tout de suite, du vrai sujet. Souvent on le comprend une fois que le film est sorti ou après. Mais c’est par là que l’inspiration arrive. Je ne me suis jamais dit consciemment « mon sujet c’est les deux frères », par contre je savais que dès qu’il y avait les deux frères, quelque chose vibrait. On a des choses très profondes et c’est à partir de là qu’on écrit, et sur ces motifs très profonds et très enfouis, on trouve des points dramaturgiques qui sont des leurres dynamiques, qui font avancer les choses, mais ce qui est profond, on n’en a pas forcément conscience. Mais c’est cela qui donne le cœur et le vrai parfum du projet.
La Famille Wolberg (2009)
SL : Dans tous vos films, il y a ce lien à la mélancolie, une forme de tristesse qu’on accepte.AR : Il y a une perte. J’aime raconter la fin des mondes. Je me considère comme une petite-fille issue de 1939-45, probablement parce que j’ai une histoire familiale qui vient de là. 39-45 c’est la fin d’un monde. J’essaie de raconter ça à ma petite échelle. Je ne raconte pas la seconde guerre mondiale, mais dans mes films je raconte ce que c’est que de perdre son monde. Par exemple, il y a un film que je trouve sublime sur ce sujet-là, c’est Le Pianiste (2002) de Polanski, où il y a un grand sujet apparent, le film historique, et il y a un sujet profond qui est la perte d’un monde. Dans ce film, j’ai l’impression de suivre pas à pas Polanski enfant qui voit son monde s’effondrer.
SL : Le judaïsme est très présent dans La Famille Wolberg. Ce questionnement se poursuit d’une certaine manière, dans vos autres films ?
AR : Ce n’est pas tant le judaïsme que la Shoah pour moi. C’est le trou noir qui habite mon histoire familiale et qui est venu jusqu’à moi profondément et à partir duquel j’ai l’impression d’écrire - mais pas du tout directement. En fait, j’aime bien les films qui racontent la Shoah mais de manière un peu indirecte. Pas forcément en film de reconstitution, je trouve cela très compliqué à reconstituer, je suis très admirative des cinéastes qui racontent ça de manière tellement décalée qu’on peut passer complètement à côté. Par exemple, j’adore Chantal Akerman, et il y a un film d’elle que je trouve sublime Demain on déménage (2004) avec Sylvie Testud et Aurore Clément. C’est l’histoire d’une mère et de sa fille qui changent tout le temps d’appartement parce qu’elles ont un problème à chaque fois avec le four qui brûle ! C’est un film qui n’avait pas fait grand bruit à l’époque, que je trouve génial. C’est un film qui raconte de manière très décalée mais profondément ce qu’est la Shoah. C’est une manière de raconter les grands traumatismes de l’histoire que j’aime beaucoup plus que les films très frontaux, très scolaires. SL : Vous aimeriez traiter plus directement de ce sujet par rapport à votre histoire familiale ?
AR : Il y a un grand sujet que j’aimerais beaucoup traiter mais c’est plutôt un problème de production - et de parité - parce qu’en France il y a très peu de cinéastes art et essai qui ont accès à des très gros budgets pour faire des films de reconstitution, et encore moins les femmes. Il y a une évasion extraordinaire qui a été tentée au camp de Drancy, par un tunnel, c’est très proche du Trou (1960) de Jacques Becker, c’est une histoire extraordinaire qui n’est pas très connue - encore dans l’idée des innocents qui vont au casse-pipe. Des gens persuadés que l’issue est possible mais nous on sait très bien que ce n’est pas possible. J’ai commencé à travailler sur ce sujet-là, et je me suis arrêtée pour des questions de production parce que c’est extrêmement cher et compliqué. Mais j’adorerais le faire.
SL : Vous définissez aussi vos films comme « inquiets »…
AR : J’adore la drôlerie, mais j’aime l’inquiétude. J’aime pas la drôlerie où il n’y a que de la béatitude ou de l’autosatisfaction. C’est très juif aussi…! Mais j’aime beaucoup aussi l’absence de narcissisme, j’aime l’autodérision et l’inquiétude terrassante.
SL : Dans La Famille Wolberg, il y a cette phrase bouleversante du père qui dit à sa fille le jour de ses 18 ans « Je t’interdis de mourir », c’est très fort !
AR : Et absurde en même temps…
SL : En regardant Petite Solange, je pensais à la peintre Paula Modersohn-Becker qui peignait beaucoup de portraits d’enfants et qui disait des petites filles qu’elles étaient très sérieuses.
AR : J’adore le côté tragique des enfants. J’ai une petite fille très rigolote et elle m’a fait une crise il y a quelques jours - c’était un caprice. Mais comme souvent chez les enfants, les caprices deviennent presque des choses tragiques pour eux. Elle pleurait beaucoup et à un moment donné je lui ai dit « mais arrête de faire du chantage avec tes larmes » et elle a eu cette phrase magnifique, elle m’a dit : « mais Maman, tu ne voies pas que je pleure, ce sont des larmes, des vraies larmes ! » je trouvais que ça faisait phrase de mélo. Oui, les petites filles sont sérieuses et grandes dialoguistes !
La co-écriture
SL : Vous co-écrivez les films de Serge Bozon depuis une vingtaine d’années. Récemment, vous avez également co-écrit pour d’autres réalisateurs.AR : J’aime beaucoup écrire pour d’autres et notamment pour des gens qui ne me ressemblent pas du tout. Cette année j’ai écrit un scénario adapté du livre La Bête dans la jungle d’Henry James pour Patric Chiha, en tournage actuellement. Patric m’a contacté en me disant qu’il voulait adapter ce livre et il pensait que ça pourrait m’intéresser. Je suis allée au rendez-vous en pensant que j’allais refuser parce que La Bête dans la jungle de Henry James, j’adore, mais je connais ça trop par cœur, je n’avais pas du tout envie de l’adapter. Et en fait Patric Chiha avait une idée complètement novatrice pour cette nouvelle, pas du tout une adaptation respectueuse, mais vraiment une espèce de transposition radicale. Et ça m’a tellement secouée que je me suis dit « j’y vais » parce que justement ça ne me ressemble pas du tout. La même chose pour Blandine Lenoir qui a tourné cet été un film qui raconte l’histoire du MLAC (Mouvement pour la Libération de l’Avortement et la Contraception), Annie Colère. Là c’est le duo de producteurs du film qui nous a fait nous rencontrer. On ne se ressemble pas du tout, on n’a pas du tout la même culture, on ne vient pas de la même pratique de cinéma, elle n’écrit pas du tout avec les mêmes réflexes que moi, et c’est ça que j’ai beaucoup aimé, de se confronter à des gens très différents.
Et Serge Bozon, c’est pareil. On a une cinéphilie en commun, mais on n’a pas du tout le même esprit, c’est quelqu’un qui est beaucoup plus dans un truc dynamique, très provoquant, la psychologie ne l’intéresse pas du tout. Moi je trouve que la psychologie des personnages, fait de manière intelligente, c’est important. La psychologie des personnages, c’est ce qui donne de la cohérence au projet, c’est aussi ce qui donne une idée précise de ce qu’on raconte. Serge Bozon je l’oblige souvent à se poser des questions sur la cohérence des personnages, que tout ne soit pas arbitraire. Mais j’aime travailler « contre-soi ».
SL : Dans les films de Serge Bozon, il y a aussi un travail sur la langue, la musicalité, un humour ?
AR : Avec Serge, c’est vrai qu’on a un truc sur l’humour, on rit vraiment des mêmes choses. On a un sens de l’humour très commun. Écrire pour quelqu’un d’autre, c’est à la fois libérer quelque chose chez l’autre et c’est aussi censurer par moments, avoir ce rôle ingrat de dire « non, là c’est n’importe quoi ». Serge Bozon, je peux avoir ce rôle-là, quand il laisse trop libre cours à une espèce de fantaisie trop radicale, où je le ramène aux berges de la cohérence. C’est ingrat comme rôle, mais il faut le faire. Patric Chiha, j’avais aussi par moments ce rôle-là parce que c’est quelqu’un qui aime bien les choses très sentimentales, donc je le ramenais vers des choses moins sentimentales. Et Blandine Lenoir c’était intéressant, elle a une culture féministe politique très forte et très riche mais moi j’avais à cœur - et elle aussi - que la culture politique se mêle à la fiction tout le temps. Et donc par moments, j’avais un peu ce rôle de « ramener » de la fiction et qu’on ne soit pas que dans la pure passion politique qui expose son programme. Donc ça c’est le rôle de gardien, qui est un peu ingrat sur le moment, parce qu’on a l’impression de censurer la personne, mais qu’on doit avoir aussi.
SL : Il y a l’idée d’accompagner un.e réalisateur.trice avec qui on co-écrit ?
AR : Quand j’étais jeune, un réalisateur m’avait dit « il faut que tu sois ma psychanalyste », ça m’avait fait horreur ! Parce que je pense que ce n’est pas vrai. Je pense que dans une co-écriture, même intime, il faut préserver une part de réserve, il ne faut pas tout mêler. Il ne faut pas qu’on devienne le confesseur de l’autre, ni son défouloir, ou son oreiller de service. Moi c’est quelque chose dont je ne suis pas du tout friande. Il faut trouver la juste mesure — on développe un savoir sur son réalisateur que lui n’a pas forcément sur vous, c’est asymétrique en fait - et donc il faut qu’on devine avec finesse ce qui lui plait et ne lui plait pas. D’ailleurs c’est le plus gros du travail quand on commence à écrire avec quelqu’un, c’est comprendre ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Et une fois qu’on a compris ça, on écrit beaucoup plus vite. Pour autant, il ne faut pas devenir son psychanalyste, il ne faut pas qu’il y ait cette confusion un peu toxique.
SL : C’est important de trouver un langage commun ?
AR : Trouver ce que le réalisateur aime comme motif mais aussi comme type de fiction. Par exemple, Blandine Lenoir qui n’a pas la même cinéphilie que moi, je sentais qu’il ne fallait pas que je lui propose des idées de pure fiction, trop abstraites ou trop « hollywoodiennes », c’était pas du tout son truc. Elle aime bien une forme de frontalité, quelque chose d’un peu direct. Patric Chiha c’était presque l’inverse, c’est quelqu’un qui est très esthète, qui a une très grande culture de la photographie, de la peinture que je n’ai pas du tout, donc j’essayais d’aller vers lui. Et avec Serge Bozon, nos plus grosses disputes sont des moments où je lui disais « tu n’aimes pas cette scène mais tu verras en montage que tu en auras besoin. » Et c’est dur de faire passer ça auprès d’un réalisateur.
SL : Vous écrivez ensemble depuis son premier film. Votre lien évolue avec le temps ?
AR : Il m’écoute plus maintenant, mais parce qu’il a mûri lui-même. Je pense que c’est une trajectoire assez classique de réalisateur : au début on ne s’écoute que soi-même et ses impulsions et peu à peu on a une espèce de sagesse et on comprend que le film qu’on est en train de faire peut avoir besoin de choses dont on n’a pas toujours conscience, mais il faut faire confiance aux gens qui vous le disent.
SL : Le tournage de son dernier film Don Juan avec Tahar Rahim et Virginie Efira, vient de se terminer. Quelle est l’histoire du film ?
AR : Don Juan c’est l’histoire de deux acteurs qui viennent de se séparer, car lui a commis une grande faute mystérieuse envers elle. Ils se retrouvent pour répéter Don Juan, et évidemment, le mythe va infuser sur leur histoire tourmentée d’amour. C’est une revisitation très romantique et très mélancolique de la pièce de Molière, qu’on a tirée vers le « film de couple » moderne.
Rituel d'écriture
SL : Quel est votre rituel d’écriture ?AR : C’est assez maniaque, comme pour tout scénariste qui se respecte ! Il faut que je commence à écrire tôt le matin, avec une maison rangée devant les yeux, du café, et une attention portée exclusivement sur le travail. Si je n’écris rien le matin j’ai l’impression d’avoir foutu en l’air ma journée. C’est aussi simple que ça. Et il y a quelque chose que j’ai appris, c’est qu’on ne peut pas écrire huit heures d’affilée. Si on a écrit trois ou quatre heures, c’est déjà très bien et il faut apprendre à lâcher prise quand on sent qu’on n’y est plus. Quand on n’a plus de jus, il vaut mieux laisser tomber et aller marcher ou aller au cinéma. Moi je vais faire des grandes balades dans Paris, en pensant à rien. Sinon, j’ai un truc qui marche : monter un meuble Ikea ! Ca m’est déjà arrivé de résoudre un problème d’écriture en « montant » une bibliothèque, construire concrètement quelque chose vous aide à construire mentalement quelque chose…
SL : Vous écrivez un projet en ce moment ?
AR : Là pour contrer Petite Solange et son « principe de simplicité », je me suis lancée dans deux projets très techniques et complexes à écrire, qui constituent comme un dyptique. L’un est l’adaptation d’une nouvelle stupéfiante d’Edith Wharton, avec un personnage central de jeune femme. Je suis en train de la développer et de le tirer vers le thriller romanesque, avec au centre un sujet qui est d’une modernité sidérante, une histoire de chantage sexuel. C’est l’opposé de Petite Solange. Et en parallèle, je développe un autre projet sur les féminicides. Ça faisait longtemps que je voulais écrire sur les violences radicales faites aux femmes. Je crois qu’on ne peut pas représenter directement une histoire de féminicide, c’est trop violent, c’est quasi irreprésentable. Et là j’ai trouvé une manière indirecte de raconter cela en rendant le sujet supportable sans pour autant l’amoindrir. C’est un travail d’écriture en rapport avec le réel, donc je rencontre beaucoup de gens qui travaillent sur les féminicides, des travailleurs sociaux, des journalistes, des gens de la société civile etc. C’est passionnant !
Conseils aux jeunes scénaristes
SL : Quels ont été vos débuts en tant que jeune scénariste/réalisatrice ?AR : Moi ce qui m’a beaucoup aidée - mais j’ai eu de la chance - c’était d’être déjà dans un petit groupe de gens qui voulaient faire des films. Donc je me suis accrochée au wagon. Mais quand on est scénariste tout seul, et qu’on ne vient pas d’une école de cinéma professionnelle, je trouve cela difficile. J’ai l’impression qu’il faudrait trouver des dispositifs pour les aider. Heureusement, le monde de la série est très demandeur de « jeunes scénaristes », avec même cette idée un peu naïve que jeune scénariste = bain de jouvence et dynamisme (je pense que les jeunes scénaristes ont des qualités qui n’ont rien à voir avec leur jeunesse, qui sont leurs qualités artistiques propres ! ) Mais dans le cinéma, on a encore du mal à leur faire confiance.
SL : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes scénaristes entrants ?
AR : Les scénaristes souffrent d’être méconnus des réalisateurs, pas assez identifiés dans leurs compétences, et les réalisateurs souffrent de ne pas connaître les scénaristes !
J’ai des amis réalisateurs qui voudraient faire appel à des scénaristes et qui ne savent pas comment les trouver, ni les répertorier. Ils connaissent les plus connus mais les autres - comment savoir s’ils vont s’entendre ou non avec eux ? Dans l’annuaire du SCA, ce serait intéressant de penser à alimenter sa fiche pour donner envie de se rencontrer. Un pur CV, ce n’est peut-être pas spécialement parlant. Je me demande si, dans l’annuaire, il ne faudrait pas qu’on puisse rajouter une petite note d’intention, parler de ses goûts, mettre une liste de films et de livres qu’on aime, quelque chose de plus intime, de manière à ce qu’un univers soit donné et que ça donne une couleur.
SL : Vous avez senti des obstacles en tant que scénariste/réalisatrice femme ?
AR : Quand on est une femme scénariste, les gens ont tendance à croire qu’on a une propension naturelle à écrire des films « sensibles et délicats ». On pense qu’on écrit comme ça parce que c’est notre seconde nature. Avec Petite Solange, plein de gens ne comprennent pas que c’est un vrai travail d’écriture et de création, ce n’est pas « mon cœur qui a parlé », ce n’est pas parce que je suis une femme que je sais naturellement écrire des histoires sentimentales. Si j’étais un homme et que j’avais fait ce film, je pense que j’aurais des retours différents.
Par ailleurs, on a beaucoup de mal à confier de gros projets industriels et des sujets sérieux aux scénaristes femmes. Une fois, j’ai lancé un « gros sujet sérieux » que j’avais construit moi-même, un producteur était partant pour le faire mais d’emblée il m’a dit « on va prendre un co-scénariste, homme et américain »… la triple peine ! Même maintenant avec l’expérience que j’ai, ça m’est déjà arrivé qu’on me dise « ce sujet n’est pas dans tes cordes » de la part de producteurs hommes. Ça reste un gros problème, le genre.
Il suffit de regarder OSS 117 sorti cette année, qui devait soi-disant rénover les personnages féminins… Pourquoi n’ont-ils pas intégré une femme dans l’équipe d’écriture ? Pourquoi ? Même dans le dernier James Bond, avec pourtant Phoebe Waller-Bridge dans l’équipe d’écriture, on ne voit pas du tout le bénéfice, les personnages féminins sont anecdotiques au final, je suis sûre même qu’elle a eu peu de latitude ! C’est de la rétention de pouvoir. Ouvrez les équipes ! Tout le monde en sortira gagnant. Propos recueillis le 14 décembre 2021
"Petite Solange" est produit par Aurora Films et distribué par Haut et Court.
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction