Massimo Gaudioso, scénariste attitré de presque tous les films de Matteo Garrone (Gomorra, Dogman, Reality...), mais aussi plus récemment de Roberto Andò, nous raconte son parcours et sa méthode, et son rapport à Naples, ville dont il est originaire et où se déroulent nombre des films qu’il a écrits.
"Au début, le personnage est très, disons, banal. Matteo le déteste, ce personnage-là. Alors il dit : « Non, appelons un vrai voleur et voyons comment il parle. Appelons un vrai orfèvre et voyons comment lui s’exprime. » Il y a toujours l’invention, mais c’est important qu’il y ait la réalité. Cette matière vive qui a sa propre lumière. Ce n’est pas facile de la rendre."
Un entretien mené par Michel Meyer, scénariste membre du SCA.
Michel Meyer : Comment es-tu arrivé au cinéma et à l’écriture ?
Massimo Gaudioso : En réalité, je suis né cinéphile. J’ai toujours aimé le cinéma. Mais j’ai eu un parcours très éloigné du cinéma parce que je suis d’un caractère timide et puis à Naples, à l’époque, c’était très difficile de faire du cinéma. Ce n’était pas la Naples actuelle. Il fallait avoir une détermination que je n’avais pas. Pour te dire, j’ai un diplôme d’économie et de commerce. En même temps, je continuais à cultiver ce rêve de cinéma. J’ai travaillé dans la publicité pendant dix ans comme rédacteur mais toujours avec un sentiment d’insatisfaction. J’assistais à des séminaires d’écriture scénaristique de Robert McKee. Donc j’entretenais l’espoir. Et puis assez tardivement, j’ai décidé de tenter ma chance en faisant un court-métrage Il caricatore (La Bobine de film) qui était une histoire que j’avais rêvée. J’ai fait ce film avec deux amis (Eugenio Cappuccio et Fabio Nunziata) et ensuite tout s’est enchaîné très rapidement, nous avons fait le long-métrage qui a bien marché, en tout cas en Italie. Le film a reçu des retours très positifs de la part de personnalités du cinéma.
MM : Vers quel cinéma se tournait ta cinéphilie ?
MG : J’étais omnivore. Selon les périodes, j’ai tout aimé. Au début, c’était beaucoup la comédie, les westerns. Plutôt le cinéma de genre. J’ai eu la chance de grandir à une période où je pouvais voir le cinéma d’auteur dans les ciné-clubs, surtout le cinéma des pays de l’Est. Et puis il y avait tout ce cinéma américain des années 1970 qui nous a formés, mes amis et moi, d’un point de vue sentimental et qui a accompagné notre développement humain et affectif. Nous nous identifions, nous participions à ces histoires, à ces personnages, à ces inquiétudes. Le cinéma américain de Coppola, Bogdanovich, Malick… Quand tu es passionné, tu vois tout. Le coup de foudre, ça a aussi été Truffaut, le nouveau cinéma tchécoslovaque, polonais. Ce sont tous ces films qui, je crois, ont formé toute ma génération. Notre chance, c’était d’avoir plus ou moins le même âge que certains personnages, de ressentir ce qu’ils ressentaient.
MM : À cette époque, tu n’écrivais pas ?
MG : J’avais des amis très passionnés de cinéma. Parmi eux, l’un, plus courageux que moi, a sauté le pas d’aller à Rome. Il est devenu l’assistant de Marco Ferreri, à Rome puis à Paris, et puis celui d’Otar Iosseliani… Il a commencé à travailler avec ces réalisateurs dont on avait tellement aimé les films. "Il était une fois un merle chanteur" (d'Otar Iosseliani) était une grande émotion. Avec lui, nous faisions des courts-métrages muets en Super 8.
MM : Sur ces films, est-ce que tu avais un rôle précis ?
MG : Non. J’avais une idée un peu mythique du cinéma, et très ingénue. Je n’avais pas bien identifié les rôles. Je faisais un peu tout. Je n’avais pas une idée précise de ce que j’aurais voulu faire. L’écriture est arrivée plus tard. Mais il y avait des auteurs qui me plaisaient beaucoup. Woody Allen, tiens, que j’ai oublié de citer, qui a beaucoup accompagné ma jeunesse. Les premiers Moretti. Ces auteurs faisaient tout : scénario, réalisation, acteurs. Et donc, j’avais une idée un peu confuse des rôles. (rires)
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MM : C’est de cette manière que tu as fait Il Caricatore ?
MG : Dans Il Caricatore, j’ai tout fait, oui. Et finalement, ce n’est pas par hasard. Dans ce film, j’ai mis un peu toutes mes incertitudes, et aussi les amours. C’est très riche de citations.
MM : C’est un film dans lequel il y a déjà tout.
MG : Oui. Tout y est, c’est vrai. Il y a l’amour pour le cinéma, une certaine ironie qui je crois m’appartient beaucoup, un amour pour un certain type de cinéma, en noir et blanc, celui de la Nouvelle Vague dont je parlais. Quand j'étais petit, mon père m’avait donné un vieux projecteur 8mm avec lequel je regardais Charlot, Buster Keaton, Laurel et Hardy (Zigoto). Mes premières tentatives ont consisté à remonter ces films pour comprendre comment fonctionnait ce langage. Toujours avortés évidemment ! (il rit) J’utilisais une petite Moviola… Il y a donc tout ça et une certaine légèreté aussi. Et la volonté de raconter une histoire d’une manière non conventionnelle. Je voyais des amis qui commençaient à faire du cinéma d’une manière très traditionnelle : ils devenaient assistants, faisaient leurs preuves, proposaient un sujet, un scénario… Je voulais faire autrement. Je voulais mélanger toutes ces choses. C’est avec le temps que j’ai appris à devenir scénariste.
MM : Alors, justement, raconte-moi ce chemin vers l’écriture. Même si tu as fait des films en tant que réalisateur. Est-ce que tu te considères comme scénariste avant tout, d’ailleurs ?
MG : Désormais, je me considère comme un scénariste parce que c’est devenu mon métier. Mais je n’arrive pas à me considérer comme un professionnel. Je me sens encore très expérimentateur.
MM : Mais peut-être que le métier a beaucoup à voir avec l’expérimentation et ne pas refaire toujours la même chose.
MG : C’est un peu ça. Quand tu entres dans un circuit, le risque est celui de l’aplatissement, du conformisme, et donc de refaire des choses que tu as déjà faites. Apprendre une méthode. Au contraire, ce qui me plaît, c’est de m’être créé un moyen à moi de faire du cinéma qui ne suit pas les règles. Mon parcours de formation a commencé seul avec des amis, en évitant d’écrire, puis en tournant mais en faisant un peu tout en même temps. Et puis j’ai rencontré Matteo (Garrone) qui avait fait un court-métrage, comme nous. Ce court-métrage était devenu un long-métrage, Terra di mezzo (terre du milieu). C’était l’histoire d’une prostituée nigériane. Ce court-métrage a gagné un prix, le Sacher, au festival de Nanni Moretti et Nanni Moretti lui a donné de la pellicule avec laquelle il a tourné deux autres histoires, au moment où Il Caricatore gagnait un prix à Locarno - où nous avions nous aussi gagné de la pellicule. (rires) Nous avons décidé de rallonger le court parce que ça nous semblait la chose la plus simple, de raconter la même histoire, mais développée.
Nous nous sommes rencontrés au festival de Turin. Lui en compétition, nous hors compétition. Et il y a eu cet épisode assez drôle : son film était très particulier, construit autour de trois épisodes. Le nôtre, au contraire, était un film au récit unique. Je me rappelle qu’il y a eu ce rapprochement parce que la projection de Il Caricatore a été incroyable : une ovation folle ! Et le père de Matteo lui a dit : « Tu dois travailler avec eux ! Ils sont bien meilleurs que toi ! » (il rit) On s’est mis à discuter toute la nuit avec Matteo. Et on s’est reconnus. Nous avions fait exactement les mêmes choses. On s’est dit qu’on devait trouver une occasion de faire quelque chose ensemble. L’année suivante, l’ATAC (la société publique de transports romaine) voulait faire trois courts-métrages pour promouvoir un tram qui faisait le tour de Rome. L’ATAC avait demandé à Matteo, à nous et à un troisième réalisateur, de réaliser ces trois courts-métrages. Mais comme cela arrive souvent en Italie, il n’y avait pas assez d’argent. Alors, ils ont décidé d’en faire seulement un et nous ont demandé de le réaliser. Comme un de mes trois amis ne voulait pas le faire, je l’ai proposé à Matteo, lui disant que c’était l’occasion.
L’année suivante, Matteo m’a dit qu’il devait faire son troisième long-métrage – parce qu’entre temps, il en avait déjà fait un second – qu’il avait besoin de quelqu’un pour l’aider un peu à écrire ce scénario. Il n’avait que deux éléments : Rome emballée pour le Jubilé – tous ces palais anciens recouverts, ça lui plaisait - ; et un personnage qui était une actrice du cinéma et du théâtre underground des années 1960 que son père aimait beaucoup et qu’il lui avait conseillé de prendre. Donc, il n’y avait que ces deux éléments. Il a dit : « Essayons de construire une histoire » J’ai accepté. (il rit) Je me souviens, on était le premier juin, et il m’a dit : « le premier juillet, je commence le tournage. Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est d’avoir une ligne générale. » Ce travail m’a amusé parce qu’il y avait cette même approche, un peu au jour le jour. « Écrivons, réfléchissons, construisons les situations, sortons, parlons aux gens, rencontrons des personnages, enregistrons, volons des situations et montons-les. » Et c’est comme ça qu’est né ce film intitulé Été Romain (Estate Romana). Et puis, à partir de là, Matteo m’a dit : « Faisons un film mais cette fois alors, un vrai film. Il faut écrire un vrai scénario. »
À partir de ce moment, nous avons toujours essayé de nous appuyer sur un genre de référence, pour avoir une idée de structure. Ses premiers films étaient inspirés par des faits divers qui l’avaient intrigué. Ces histoires, ces événements, nous les avons insérés dans une structure de genre, nous demandant : « Cette histoire, qu’est-ce que c’est ? C’est un film noir ? C’est un western ? Quels sont les éléments qui caractérisent le protagoniste et sont typiques de tel ou tel genre ? »
MM : Avant d’avoir l’idée de l’histoire, vous aviez l’idée du genre ?
MG : Non. Nous avions l’idée. Un fait divers. Toujours des histoires assez fortes. Mais qu'il fallait ensuite réinventer pour en faire des films. C’est là que la question du genre se posait parce qu’il y avait, pour nous, des similitudes entre le personnage, ce qui lui arrivait dans l’histoire, et le genre.
MM : Quelle sorte d’histoire vous attirait, à ce moment de votre collaboration ?
MG : Ça partait toujours d’images qui avaient frappé Matteo dans ces faits divers. Dans L’étrange Monsieur Peppino (L’Imbalsamatore), un nain qui tombe amoureux d’un jeune homme de 17 ans. Dans Premier Amour (Primo Amore) un homme qui ne peut aimer que des femmes très minces. Donc il y avait toujours, disons, des idées de départ très visuelles et des personnages qui avaient un sentiment, des désirs particuliers.
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MM : Pour moi, il y a quelque chose qui se retrouve d’une manière ou d’une autre dans tous les films que j’ai vus et que tu as écrits, c’est cette sorte de combat entre un personnage qui voit la réalité d’une certaine manière et comment cette réalité autour de lui est soit un ennemi, soit quelque chose qui l’empêche, qu’il doit affronter, ou quelque chose qu’il doit supporter et contre quoi il doit résister. Tu es d’accord ?
MG : Je suis d’accord, mais je dois dire que c’est venu assez naturellement. Ça n’a pas été une décision préalable. Mais de fait, il y a des analogies entre les personnages. De toute façon, pour utiliser un terme de manuel d’écriture : ce sont des personnages avec des objectifs plutôt difficiles à atteindre, irréalistes, en effet.
MM : Les films se passent souvent à Naples, et à partir de Gomorra (2008), encore plus. Pour toi, un retour, et pour Matteo Garrone ?
MG : Pour L’étrange Monsieur Peppino, je lui avais conseillé cet endroit à Naples, parce que l’histoire exigeait que le personnage ait un territoire qui rende la situation plus sombre, plus dangereuse. La véritable histoire se déroulait à Rome où il n’y avait pas de contexte favorable au crime. Au contraire, dans cette région napolitaine, si. C’est la province de Caserte. C’est un territoire sur lequel ensuite Matteo a tourné deux autres fois, que ce soit pour une partie de Gomorra ou pour Dogman. Ça lui plaisait beaucoup pour les paysages. Gomorra, ça a été un hasard. Je suis Napolitain, oui. Mais Gomorra est une histoire typiquement napolitaine. Le territoire, c’est celui-là. D’ailleurs, l’arrière-pays, Scampia, était un endroit quasiment inconnu à l’époque. Nous l’avons découvert au travers des pages de Roberto Saviano. Ce qui a été fait, c’est un travail de choix de personnages. Fondamentalement, nous travaillons toujours un peu comme ça. Nous partons de la définition d’un personnage avec un objectif difficile.
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MM : Tu proposes parfois un personnage ou c’est toujours Matteo Garrone qui en a l’idée ?
MG : Nous avons toujours pris des personnages préexistants, issus d’un fait divers, ou de la littérature, que nous devions ensuite réimaginer. Il y a toujours un échange, mais si Matteo n’a pas l’étincelle, une vision, il accepte difficilement d’écrire une histoire. Il doit avoir une motivation très forte pour faire un film.
Reality est né d’un récit qu’il m’avait fait de son beau-frère, frère de sa compagne de l’époque, qui était le personnage du film. Il lui était arrivé cet événement absurde (un casting pour une émission de téléréalité, et s’être persuadé qu’ils l’avaient choisi, et qu'ils le testaient, le surveillaient, même s’ils ne lui donnaient pas de nouvelles, et qu’ensuite l’émission a démarré sans lui). Matteo me l’avait raconté en évoquant ses problèmes quotidiens, parce qu’il vivait cette chose absurde, et à la fin j’ai dit : « Mais, c’est un film ! » Matteo a dit : « Mais comment, un film ? Tu ne me crois pas ou.. ? » « Non, Matteo, ça c’est un film ! Tu dois me croire ! » À cette époque, nous cherchions, précisément, une histoire. Si je sens qu'il y a quelque chose, après toutes ces années de collaboration, je peux me permettre de lui faire la suggestion. Mais si lui n’a pas l’étincelle… j’ai mis du temps à le convaincre que Reality était un film pour lui et que seulement lui pouvait le faire.
MM : Parlons de Gomorra. J’ai lu le livre de Roberto Saviano qui explique un fonctionnement mafieux dans lequel il y a des personnages mais qui sont pris dans un système qui est le sujet central du récit. Comment avez-vous adapté le livre ?
MG : Ça a été un travail très rapide. De l’idée au scénario terminé, il s’est passé quatre mois. Matteo avait dit : « Lisons le roman et faisons comme nous faisons toujours. Écrivons les personnages qui nous plaisent le plus. Voyons s’ils coïncident. Et à partir de ces personnages, construisons un fil narratif. » Nous faisons toujours la même chose. Un plan, c’est-à-dire une histoire à partir de ce que ces personnages pourraient faire. Ensuite nous réfléchissons, organisons. Nous avions choisi les mêmes personnages. Peu à peu, tu commences à voir quels sont les dénominateurs communs entre les personnages et les histoires. Telle histoire a telle thématique. Tel personnage tel thème. Ça revient à travailler une pâte. Tu commences à éliminer les choses qui se répètent, les personnages qui se ressemblent. Nous avions une dizaine de personnages, qui peu à peu se sont réduits à cinq. Puis nous avons cherché les analogies entre ces personnages, cherché à les entrelacer dans une démarche d’expérimentation, comme toujours. Et nous avons remarqué qu'ils étaient tous des perdants. Nous avions choisi tous les personnages qui ne sont pas les protagonistes. Ils ne sont pas les patrons. Ce sont toutes des personnes qui vivent dans cette réalité et qui, en quelque sorte, voudraient quelque chose d’autre, mais cette réalité pèse sur eux. Alors, nous nous sommes dits, très bien, ce fil commun, des personnages non protagonistes que nous faisons devenir protagonistes, nous l’avons.
L’autre analogie, c’est qu’ils vivent tous dans le même territoire. Et puis il y a une unité de temps, parce que par exemple, il y avait un personnage féminin qui nous plaisait beaucoup mais qui avait une histoire qui se déroulait sur une seule nuit. Celle-là a été exclue parce qu’elle était trop resserrée par rapport aux autres. Et donc, en pratique, des 380 pages du roman de Roberto Saviano, nous sommes arrivés à sept pages.
MM : J’ai remarqué que sur ce film, et ce n’est pas le seul, entre sujet et scénario, vous êtes cinq ou six au générique.
MG : En réalité, le gros du travail, nous l’avons fait à quatre. Moi, Matteo, Ugo Chiti, qui participe quasiment à tous les films, et Maurizio Braucci. Auxquels se sont ajoutés Roberto Saviano qui est venu le premier mois et puis a disparu, et Gianni Di Gregorio qui était l’assistant-réalisateur de Matteo et qui participait mais pas activement aux réunions. Comme Roberto a demandé à figurer quand même comme scénariste, Matteo a dit : « Mettons-le aussi. » Mais nous étions quatre.
MM : Comment travaillez-vous concrètement ?
MG : Le travail est intéressant parce que précisément c’est un travail qui se fait ensemble. Nous partons d’un plan dans lequel nous mettons toutes les situations qui appartiennent au personnage. Et nous avons un grand tableau que Matteo a fait construire où il y a les différentes lignes narratives et aussi les lignes des personnages que nous identifions avec des couleurs différentes. Ça devient un tableau énorme. Peu à peu, nous commençons à construire un personnage vraiment en partant des questions d’objectif, de thème… puis, nous commençons à éliminer des scènes, qui peut-être au début nous plaisaient mais ne font pas partie de l’histoire. Ensuite le travail d’écriture, matériellement, c’est moi qui m’en charge, avec des allers-retours au tableau et au séquencier, et au travail à plusieurs, parce que c’est à moi de résumer tout ce qui a été dit. J’ai une bonne mémoire et un peu cette capacité de saisir les choses et de les organiser, de le jeter comme ça, raf !
Ce que j’ai rédigé ensuite bien sûr passe au crible de tous. Dans ce travail, il y a aussi une part importante d’implication de personnes qui, avec leur témoignage, avec leurs récits, peuvent nous aider à construire des personnages "vrais", comme dit Matteo. Concrètement, qu’est-ce qui se passe ? Plein de gens sont conviés, les dits experts. (il rit) Le délinquant.. si tu écris un film sur les voleurs, le voleur... sur des garçons Africains, des garçons Africains… c’est enregistré… certains de ces récits, qui peuvent s’avérer incroyables, sont insérés dans le scénario et des éléments sont pris pour construire le personnage : des situations, une manière de parler est prise littéralement pour écrire des morceaux de dialogue.
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MM : Cette façon de faire, vous l’avez entamée avec Gomorra ou vous avez toujours fait comme ça ?
MG : Nous avons toujours fait comme ça. Mais ce qui est drôle, c’est que je l’ai fait évidemment pour Il Caricatore, parce que c’était nous. Et nous avons découvert que Matteo faisait exactement la même chose. Donc, quand nous avons fait Estate Romana, c’était comme ça. Nous enregistrions, nous prenions, nous montions dans les situations. Puis nous voyions que progressivement un dessin se composait qui avait du sens. Peu à peu on commençait à créer une structure narrative en associant ces situations, mais sans jamais cesser de recevoir la contribution extérieure de personnages. J’esquissais des dialogues que nous testions.
Chacun fait un personnage et parle, pour que le dialogue devienne plus spontané. L’un dit une chose, l’autre répond. Et ainsi naissent des dialogues. C’est drôle parce que Matteo pose toujours des questions, il crée des problèmes, complique les choses. Dans le dialogue comme dans les situations, il rend les choses plus naturelles, plus spontanées. Au début, on dilate les dialogues. Ils deviennent très longs et très amusants. Et c’est comme ça qu’à la fin, le sens apparaît. Il se dessine un caractère que tu n’avais pas anticipé. Au départ, le personnage est très, disons, banal. Matteo le déteste, ce personnage-là. Alors il dit : « Non, appelons un vrai voleur et voyons comment il parle. Appelons un vrai orfèvre et voyons comment lui s’exprime. »
MM : Est-ce que faire Gomorra a été dangereux ? Le film a-t-il été tourné dans les vrais décors ?
MG : Matteo a été le premier à entrer à Scampia avec une caméra. La première fois qu’il y est allé, il avait des doutes. Il avait découvert que Roberto Saviano avait brodé à partir de la réalité. Les Chinois qui tombent du container sont une invention, par exemple. Chacun de notre côté, nous faisons toujours un grand travail de documentation pour les films. C’est toujours mieux de ne pas dire de bêtises parce que les faits réels sont presque toujours plus intéressants. Même cinématographiquement, ils sont plus puissants et incroyables. En tout cas, c’est ce que nous avons constaté. Dans un homicide par exemple, il y a une durée naturelle. Il y a un timing naturel dans un meurtre. Si on te le raconte, tu as presque déjà le scénario écrit et c’est magnifique. Si tu dois le construire, il y a toujours quelque chose de faux. C’est quelque chose que nous avons appris avec le temps. Donc, Matteo va à Scampia, sceptique, pensant que ce que Roberto a dit du lieu est son énième bobard. Et au contraire, il m’appelle et me dit : « Massimo, ici, c’est comme être au zoo. Je suis entré et j’ai commencé à entendre des cris "ooh" "ooh". C’était les guetteurs qui avaient vu entrer un inconnu et qui communiquaient pour se dire : "enlève la came du passage" "appelle untel" ». Il disait que ça ressemblait à une forêt avec des singes. C’était impressionnant. Et puis il a été approché par une personne qui lui a dit : « Excusez-moi. Mais qui êtes-vous ? »
MM : Il y était avec une caméra et il filmait ?
MG : Non, il avait un appareil photo. C’était un repérage pour voir et connaître l’endroit. Donc cet homme l’interroge et Matteo explique qu’il voudrait faire un film. En cela, il a toujours une approche très naïve mais aussi très directe. Il ne cache rien. En gros, ils l’emmènent chez le chef de zone qui lui fait passer un interrogatoire. Il lui demande ce qu’il veut faire, pourquoi ici. Et donc Matteo lui explique tout. Évidemment, il ne lui dit pas que c’est tiré du roman de Roberto Saviano, même si à ce moment-là, ce n’était pas encore devenu une affaire littéraire internationale. Le monsieur s’informe sur Matteo et lui dit « Tu as gagné un David di Donatello, bravo ! ». « Tu sais, ici, l’important, c’est que tu racontes qu’il y a le mal, mais il y aussi le bien. À cet endroit. Tu dois être objectif, en somme. » Et Matteo répond : « Oui. C’est exactement ce que nous faisons toujours. Nous ne voulons pas décrire des personnages feints. Nous voulons vraiment faire apparaître des sentiments vrais. » « C’est bien. Toute l’équipe doit avoir un badge. » Au moment du tournage, ils leur ont donné des badges pour être identifiables.
MM : Et donc, ils ont pu tourner tranquillement.
MG : Oui. Ce qui était amusant – parce que je suis souvent allé sur le tournage – à chaque prise que faisait Matteo, il y avait dix personnes derrière le moniteur qui regardaient. Et chaque jour, il y avait des curieux, et quand il y avait des scènes qui n’allaient pas, par exemple, la scène de la cocaïne, quand ils préparaient la cocaïne, un garçon arrive, regarde le moniteur, et dit : « Mais ! Ça ne se fait pas comme ça ! » Alors Matteo lui demande de leur expliquer. « Venez avec moi. » (il rit) Et il le fait et alors Matteo lui propose : « Tu veux le faire toi ? » Certains refusaient, parce qu’ils ne voulaient pas apparaître, mais d’autres acceptaient.
MM : On a l’impression que les acteurs ne sont pas tous des acteurs. Le film a un aspect documentaire.
MG : Ça n’est absolument pas un documentaire. Mais ça en a l’apparence. Tous les personnages principaux sont des acteurs.
MM : Même les deux jeunes qui volent les armes ? Dont un c’est vrai qu’on retrouve ensuite dans Reality.
MG : Oui. Après, il a fait des bêtises. Certains ont eu des ennuis. Certains sont morts. Certains sont en galère. Dans Gomorra, tout ce qui s’est passé est spectaculaire parce que ça s’est déroulé dans un territoire particulier, très dangereux. Pourtant, c’est très cohérent avec ce que nous avons toujours fait et continuons à faire.
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MM : Restons à Naples où plusieurs films de Matteo Garrone se sont tournés. Tu es Napolitain. Est-ce que tu as influencé le fait de rester à Naples pour tourner certains des films suivant de Garrone, et selon toi, qu’est-ce que ce territoire, qui est devenu un vrai territoire de cinéma, a de particulier ?
MG : J’ai un rapport d’amour-haine avec Naples, comme tous les Napolitains, en somme. J'en suis parti à 25 ans, quand j’ai commencé à travailler. Faire ce que je voulais, c’était impossible à Naples. Aujourd’hui, je ne partirais probablement pas. À l’époque, c’était une autre ville. Une ville où les problèmes étaient plus importants que les aspects positifs. Naples est une ville-monde. Je le dis avec orgueil. Je me sens fier d’être Napolitain parce que comme tous les Napolitains, je me sens un peu spécial. C’est une ville faite de mille contradictions, où le haut et le bas coexistent depuis toujours. Aristocratie et peuple. À Naples, il y a un peuple, ce qui n’est pas le cas dans toutes les villes d’Europe. Il y a plus souvent la ville et la périphérie, avec ses séparations. Naples a été la capitale d’un royaume. Il y a eu des influences de toutes les dominations : espagnoles, françaises… enfant, je me souviens que pour aller acheter le pain j’allais chez le « boulanger », le terme français « boulanger » était celui qu’on utilisait. Et en façade, c’était écrit « Boulangerie ». C’est une ville influencée par les dominations qui l’ont rendue encore plus internationale sans l’être, à la fois.
En Italie, il y a partout des dialectes mais à Naples, il y a vraiment une langue faite de multiples langues, et issue aussi du dialecte, plus triviale, d’origine espagnole, française, allemande. C’est une langue que je comprends, bien sûr, mais que je ne parle plus. Mais je dois dire que dans ma génération, il y a eu l’émergence de beaucoup d’auteurs et réalisateurs qui, plus que moi et avant moi, se sont identifiés à la ville parce qu’ils étaient encore à Naples. Je parle de Mario Martone, de Pappi Corsicato, d’Antonietta De Lillo, d’Antonio Capuano. Moi, je me suis un peu exilé. Je suis parti de Naples et je l’ai mise de côté, par nécessité. Et curieusement, le destin me l’a ramenée dans ce que je faisais. Je n’ai pas choisi de faire Gomorra. Ça m’est arrivé.
MM : Et puis vous y êtes restés. Reality se passe là. Dogman aussi.
MG : Naples est une ville avec une richesse et une diversité de caractères humains incroyables. Ce n’est pas un hasard si Fellini avait un studio à Naples quand il commençait un film. Il avait un petit bureau à Naples avec au mur toute une série de photographies de personnages, de gens du peuple. Il s’amusait. Il venait un jour par semaine pour faire connaissance avec eux et les mettait ensuite dans ses films. Évidemment, pas en tant que Napolitains. Matteo a fait la même chose parce que lui aussi a vu cette richesse. Et puis à Naples il y a une très grande tradition théâtrale. C'est peut-être la ville où le théâtre en Italie a la plus forte tradition. Et il y a une école de la chanson : « O sole mio », pour n’en citer qu’une ! Et puis il y a cette capacité des gens à jouer. C’est une ville où tu vis continuellement entre fiction et réalité, dans le bien et dans le mal.
MM : C’est exactement à ce point que je voulais arriver. Ça donne cette impression, dans les films que vous avez faits, qu’il y a toujours ce combat, ou cette construction, qui d’une part regarde une réalité très violente – qui aurait aussi à voir avec le système mafieux, mais aussi avec l’organisation étatique – et des personnages qui sont plein de fables.
Dans Dogman, par exemple, le personnage est dans une situation, avec ce type qui lui pèse les épaules – à un moment, il y a cette image littérale, dans le film – mais il entretient avec son environnement un rapport poétique, malgré tout, quand il va sous l’eau avec sa fille, quand il coiffe les chiens dont il s’occupe. Il y a ces espaces de protection contre cette violence de la réalité.
MG : Il y a toujours la volonté d’être très proche des personnages, même s’ils commettent des actes terribles. Si tu es beaucoup avec leur monde intérieur, leurs sentiments, même les plus simples, ça aide beaucoup à être avec ces personnages, et aussi pour celui qui regarde, et ça nous aide nous dans l’écriture. Nous essayons de rester très légers et Matteo dit souvent : « Regarde. Je réussis toujours à gâcher les films. » C'est à dire les rendre dramatiques alors qu’au départ, nous nous amusons beaucoup. Les scènes écrites sont très légères. Les personnages drôles. Et puis lui dit : « Je ne sais pas ce qui m’arrive, j’y mets de la noirceur ! » (il rit) en plaisantant, évidemment. Dans l’écriture, il y a beaucoup ce rapprochement, cette proximité avec le personnage.
MM : À propos de Io, Capitano, qui raconte le parcours d’un jeune Africain à travers l’Afrique et jusqu’aux portes de l’Europe, comment et selon quelles règles avez-vous construit le récit qui à bien des égards, et malgré la situation tragique et violente du personnage, se passe plutôt bien ?
MG : C’est une histoire dont l’excessive simplicité a été critiquée. Mais cette fin aux portes de l’Europe, comme s’il avait atteint son objectif, contient une dimension tragique que nous avions à l’esprit dès le début du travail, et qui correspond à un choix que nous avions fait. Matteo avait écouté le récit de ces garçons et notamment de celui qui est devenu le héros de Io, Capitano. Ce qu’on voit dans le film correspond à 90% à ce qu’il a vraiment vécu. Le choix a été de finir le film quand il crie « Moi, Capitaine ! » parce que pour nous, le parcours du personnage est accompli au moment où il parvient à s’affirmer face à cette tragédie qu’il a vécue. Il est resté lui-même du début à la fin. Malgré tout, il n’a pas changé, il a conservé sa pureté, sa simplicité et a réussi à rester humain jusqu’à la fin.
Dans la réalité, à peine a-t-il crié « Moi, Capitaine ! », arrivé sur les quais, il a été arrêté et a fait six mois de prison. Cette partie de l’histoire ne nous intéressait pas parce que pour nous le parcours de ce personnage se terminait là. Nous voulions que ce soit ainsi. Dans la réalité, il a vécu encore d’autres choses. Nous voulions raconter cette histoire, en terme de genre, comme un film d’aventure, un film d’apprentissage. De ce point de vue, la conclusion du film était plus juste. D’autre part, son voyage a duré deux ans, donc bien sûr, son année en Lybie par exemple est racontée bien plus rapidement dans le film qu’elle ne s’est passée dans la réalité. Les deux amis se retrouvent après 8 mois et l’ami veut rentrer parce qu’il a vraiment perdu une jambe. On a pris des petites libertés parce qu’on voulait faire un film d’aventure.
MM : Ça donne au film un aspect différent parce qu'il finit sur quelque chose de plus apparemment positif.
MG : C’est la première fois. Mais dans Dogman aussi, au fond, comme tu le disais, le personnage conserve son humanité, malgré tout. Ce n’est pas tellement différent du garçon Africain qui vit une série de mésaventures qui pourraient le changer, le rendre plus cynique. Et au contraire, il ne veut pas perdre son intégrité.
MM : Parlons d’un aspect qui apparaît plus dans Il Caricatore et dans La Stranezza de Roberto Andò. Est-ce que tu dirais que dans le fait de créer une œuvre d’art, il y a plus de réalité que dans la réalité ? C’est un terme que revient souvent dans les films, jusque dans le titre Reality.
MG : Disons que la frontière entre les deux n’est pas très définie et personnellement, ça me plaît que ce soit ainsi probablement parce que dans ma façon de travailler, la réalité entre beaucoup. Mais l’invention est toujours là.
MM : Mais si elle n’est pas regardée, elle n’a pas de forme.
MG : Oui. Il y a toujours l’invention, mais c’est important qu’il y ait la réalité. Cette matière vive qui a sa propre lumière. Ce n’est pas facile de la rendre.
MM : En général, cette réalité que vous regardez quand vous écrivez est une réalité très étrange, comme le dit le titre La Stranezza, et dans Il Caricatore, quand par exemple vous avez rendez-vous avec le producteur dans cette caravane au milieu du désert et qui ensuite donne des rendez-vous chaque lundi soir pour jouer au foot et peut-être, on parlera du film, mais d’abord jouons au foot !
MG : Dans ces situations, il y a la réalité. Tout ce qu’il y a dans l’histoire est vrai, clairement exagéré, construit, reconstruit, mais dans la réalité, ces choses-là arrivent.
MM : Quand tu travailles avec Roberto Andò, quelle est la méthode de travail ?
MG : C’est la première fois que nous avons travaillé ensemble. Ça a été très simple et même amusant parce qu’il y avait ce point de départ, Pirandello… j’ai essayé d’apporter quelque chose de ma façon de travailler. En se documentant sont apparues des choses et alors ça a été plus facile de structurer l’histoire. Collecter toutes ces informations sur ce qui est réellement arrivé à Pirandello, certains moments de sa vie, a beaucoup aidé à construire l’histoire. Beaucoup de choses qui sont dans le film sont vraies, et ensuite revues. Ça a été très simple parce qu’il y avait un parcours clair. Nous avons simplement forcé un peu la réalité mais Pirandello, réellement à cette période vivait une crise intérieure et une crise disons créative. Et il avait un problème avec sa femme qu’il avait dû faire hospitaliser, dans la réalité une année auparavant… mais il avait fait interner sa femme qui était folle. Il avait vraiment perdu cette nounou à laquelle nous avons donné une importance autre. Elle nous a donné la possibilité d’entrer dans son monde, dans ce monde de la Sicile. Comme Gomorra, ce film s’est écrit rapidement.
MM : Comment choisis-tu tes collaborations ?
MG : Disons que ça dépend des moments de la vie. Certains choix ont été dictés par la nécessité. Parfois par la curiosité de changer. Avec Matteo, je fais un certain type de travail. Pour te dire, on m’a demandé de faire le remake de Bienvenue chez les Chtis (Benvenuti al sud). Le producteur me l’a demandé, il m’a dit : « Tu sais, tu as fait Gomorra, je voudrais te demander quelque chose mais je ne sais pas… » Moi j’ai dit : « Naples ! J’aime la comédie ! Tu peux me confier cette écriture. » Je m’amuse. Je viens de Gomorra… (il rit) J’essaie une chose complètement différente. Oui, faisons-le. Il y a quelques années, Stefano Sollima m’a demandé d’écrire un western. J’aime le western ! Maintenant, par exemple, je suis dans une période où j’en ai assez de faire toujours les mêmes choses, alors j’ai un peu dit non, parce que je recherche quelque chose de plus personnel qui me ramène un peu à Il Caricatore. À cette liberté créative que j’ai un peu perdue, à cet amusement, à ce goût d’expérimenter. Ça me plaît de faire des choses que je n’ai jamais faites.
MM : Que tu pourrais faire aussi en tant que réalisateur ?
MG : Oui. Mais je dois en avoir l’envie. Je ne sais pas si Matteo ne m’a pas un peu conditionné, parce qu’il est beaucoup plus décidé que moi. Il ne s’engage que sur les projets qui lui correspondent, qu’il aime, et qu’il se sent de réaliser. Tu dois passer tellement de temps sur un film, et aussi dans le travail de documentation. Il faut que ça te passionne. Et moi je suis peut-être un peu plus volatile. Mais maintenant, ça me plairait.
MM : Tu as une idée ?
MG : Non. Mais l’écriture sérielle, peut-être en ce moment, c’est ce que j’aurais envie de faire. C’est une possibilité pour moi, celle d’écrire une série. Et peut-être que j’aurais la maturité. Si je devais choisir, ça m’intéresserait de ne pas traiter de la réalité. Le plus loin possible dans le temps, ou dans le futur, ou dans le passé lointain, au temps des Romains. Ça me plairait de m’engager sur quelque chose de ce genre, où je peux mettre ce que je vis en ce moment et ce que j’ai appris ces dernières années, ce que j’ai accumulé d’expérience. Mais sous une forme différente.
MM : De manière plus générale, quel regard portes-tu sur le système de production en Italie et la possibilité de travailler comme scénariste ?
MG : Je pense que pour les jeunes, c’est très difficile. Je l’entends dire. Le cinéma ne se porte pas bien en ce moment en Italie. Les films sont produits - je le vois parce que je reçois les films en lice pour le David di Donatello (équivalent des César), je n’ai pas réussi à en voir la moitié. Il y en a tellement ! - on produit beaucoup de films mais ensuite on ne les voit pas, parce qu’ils n’arrivent pas à la salle, parce qu’il y a de moins en moins de salles. Il y a moins de salles mais les films sont décuplés, pas seulement les films italiens mais ceux du monde entier. Et donc, c’est très difficile pour eux d’accéder à la salle et au public. Quand j’allais au cinéma, quand j’étais jeune, le cinéma était le cinéma. Tu allais voir un film. Il y a quelques années, j’enseignais à l’école de cinéma Gian Maria Volonte et j’ai entendu un garçon qui disait : « Notre produit. » J’ai eu peur. J’ai dit : « Arrête-toi ! Si à 20 ans, tu parles de ton "produit", je me sens mal. » Mais j’ai compris que c’est ainsi et que ce garçon était un peu conditionné par un mode opératoire. (rires)
En même temps, je viens de finir le visionnage de Ripley, écrit par Steven Zaillian, qui a écrit pour Scorsese notamment, désormais septuagénaire. Il a fait cette série à partir du Talentueux Mr Ripley, donc une histoire qu’on a déjà vue… je me souviens de L’ami Américain de Wim Wenders… il existe au moins quatre ou cinq versions de cette histoire. Il a fait cette version en travaillant avec un grand directeur de la photographie, Robert Elswit, dans des décors incroyables. Et je pense qu’il s’est beaucoup amusé, avec une grande liberté, parce qu’une histoire que tu peux raconter en 1h30, lui la raconte en huit épisodes. Paradoxalement, à l’intérieur d’un système comme celui-là, selon moi, parce que j’ai fait ce que j’ai fait, j’aurais cette possibilité d’être libre. J’aurais cette possibilité parce que les plateformes, plus que le cinéma, donnent cette possibilité. Et vraiment je crois qu’il y a là un espace pour raconter des histoires avec une certaine liberté même si bien sûr, le cinéma, c’est autre chose. Ce sont deux formes complètement différentes de récit. Quand je te disais qu’on prenait un genre de référence, avec Matteo, on a toujours avancé comme ça. Dogman, on l’a vu comme un western. Peut-être qu’une personne maline, avertie, verra le western. Mais le genre est complètement réinventé. Selon moi, c’est beau d’expérimenter. Dire, je prends le genre du film noir, comme a fait Zaillian avec Ripley, mais chercher une forme différente, une manière de raconter différente, y mettre de l’étrangeté. Ce n’est pas simple. Mais c’est ça qui est intéressant. Selon moi pour un jeune, ou pour qui que ce soit, c’est la seule voie praticable pour ne pas être conformiste, pour ne pas faire quelque chose qu’on a déjà vu. C’est l’unique forme de salut du cinéma mais selon moi, dans la série aussi il y a moyen de défaire les codes. Essayer des chemins différents devrait être le moteur, l’objectif de tous ceux qui font ce travail.
Entretien mené par Michel Meyer, adhérent du SCA et scénariste, en avril 2024.
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction
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