Deuxième partie de l'entretien entre Lucas Gloppe et Olivier Demangel, scénariste de deux succès en salle des derniers mois : Novembre et Tirailleurs. Ensemble ils évoquent ses multiples coécritures, son rôle particulier à l'initiative de Novembre et son travail de showrunner de séries.
LG : Lors des Journées du SCA, j’ai co-animé une table-ronde intitulée “Écrire l’autre”, où l’on a questionné le désir et la légitimité à écrire des personnages “loin de nous”. Dans Tirailleurs et Atlantique, il n’y a que des personnages noirs. Ils sont tous sénégalais d’ailleurs. Comment abordes-tu cette question, et comment se passe ton travail de documentation pour t'approcher de la vérité, ou du moins, de la véracité ?
OD : Ce sont deux questions différentes... Tout d’abord, je pense que oui, bien sûr on peut écrire l’autre. En réalité on écrit toujours l’autre, j’en suis sûr, même quand on écrit sur soi. Mais évidemment cela implique de trouver le bon point de vue et de se débarrasser de tous les clichés inhérents aux figures que tu approches. En même temps, il faut quand même que tu aies une forme de proximité avec les personnes que tu vas raconter. Dans le cas d'Atlantique, il n'y avait pas de problème de légitimité car j’accompagnais Mati, qui est franco-sénégalaise. Mais puisque je sens que tu aimes la psychanalyse, il y a un détail tout de même… Ma mère a passé une partie de son enfance au Sénégal.
LG : Voilà, on y est (rires) !
OD : Ses souvenirs du Sénégal l’ont beaucoup marquée, mon grand-père était militaire… C'est peut-être ce qui m'a permis de ne pas me sentir complètement illégitime à écrire Tirailleurs et Atlantique, qui sont deux films “de Dakar” quelque part. Même si ce n’est pas moi qui ai “choisi” ces sujets, il y a probablement quelque chose d’inconscient dans le fait que j’ai pu m’en emparer, et qui fait que ces films sont aussi liés à moi d’une certaine façon. Pour en revenir à ta question, Tirailleurs posait plus de problèmes parce qu’il n’y avait pas de sources de première main, de témoignages écrits sur ce qui s'est passé pour les tirailleurs pendant la guerre de 14. C’était difficile de se représenter ces personnages. De tous les films que j'ai écrits, ça a été le plus difficile, et de très loin. Parce que même si tu veux te débarrasser des clichés, comment-tu procèdes pour un berger Peul des années 10 ?
LG : C'est pour ça que les questions de la légitimité et de la documentation sont liées. Le film parle aussi de dynamiques de hiérarchie entre ce père et son fils. Culturellement, ça change aussi forcément de nous…
OD : Je travaille énormément la documentation. Quand je m’empare d’un sujet, j’essaie de tout lire. Derrière moi, il y a la “bibliothèque 13 novembre" et la “bibliothèque Tapie” : j'ai lu 50 à 60 livres sur le sujet… Si je ne retiens pas tout, je ne veux pas que quelque chose m'échappe. Dans le cas des tirailleurs, j'ai lu tous les livres sur le fonctionnement des Peuls, sur la situation des colonies à l'époque et celle particulière du Sénégal, avec ses quatre communes… Mais avec Mathieu Vadepied on a beaucoup tangué sur cette question de la représentation. La solution trouvée a été de ne pas faire un long prologue d’exposition avec le village, la vie locale, mais de faire un début "à la Terrence Malick" : se concentrer sur de “l'impression”, en faisant plonger le spectateur dans cet inconscient là, forcément, mais sans jamais rentrer vraiment dans les scènes, sans essayer d’y poser de vrais dialogues. Le film est à l’image comme il est au scénario : on reste très subjectif, très proche des personnages, on n'essaie pas de faire une reconstitution parfaite qui serait absurde et forcément caricaturale. C'est vraiment par l'approche du point de vue qu'on a résolu le problème… D’ailleurs, c'est en se demandant comment être proche de Bakary, le père, qu’on lui a “trouvé” un fils. Quand ce personnage du fils a émergé, il a ramené les représentations de l'Afrique à une histoire intime. Quelle délivrance ! Dès lors que tu es dans l'intime, ça marche. C'est donc sans doute parce qu’on avait un problème, et une exigence, de justesse, qu’on a fini par trouver le scénario… Par la solution la plus simple qui soit. Parce qu’après coup, tu te dis que les spectateurs doivent penser que c’est une idée toute simple. Mais en réalité pour arriver à ça, dans quel vertige et quel chaos on plonge intérieurement, alors que parfois l'évidence est sous nos yeux ! Mais ça, c'est le cas de tous les films. C'est ce que disait Bresson : “ramène toujours tout à un". Mais ce processus là prend beaucoup de temps, c'est très difficile d'avoir l'intuition de la simplicité.
LG : Plus spécifiquement, comment avez-vous travaillé la relation père-fils ?
OD : C’est là qu'on s'est servi de tout ce qu'on avait lu. La culture peul est extraordinairement plus pudique que la nôtre, les façons de s’exprimer sont différentes. Ils ne vont jamais verbaliser leurs affects ni parler de leurs sentiments, jamais démontrer de l'affection. Ces enjeux ont perduré au tournage pour les comédiens : dans la scène de dispute entre le père et le fils, Omar Sy et Alassane Diong avaient l'impression d'être au maximum de ce qui était possible en termes d'expression de la rancœur. Ils auraient pu ne pas se parler pendant tout le film, ça aurait presque été plus juste. Pas un mot.
LG : J’aimerais te poser une question sur ton rapport au décor : comment met-on en situation des scènes dans des décors qui sont à des milliers de kilomètres, comme dans Atlantique, ou qui n’existent plus, comme dans Tirailleurs ?
OD : Je ne suis pas du tout un fétichiste de la description des décors. J'aimerais bien finir comme Pialat : écrire uniquement les dialogues sans didascalies. Je n’ai pas besoin d'être vériste sur la reconstitution. Dans la plupart des cas, si la scène est forte, qu’elle se situe dans une rue ou dans un appartement, ça ne change pas grand chose… Cela dit, Tirailleurs est un film surprenant de ce point de vue, il est très précis sur la topographie. J’avais lu l’un des bouquins les plus dingues qui ait été écrit sur la Guerre, Les Carnets de Louis Barthas, un tonnelier et caporal pendant la Première Guerre. Ces journaux tenus pendant quatre ans, tous les jours, sont vraiment un récit de première main. Un élément qui m’a marqué est le fait que lorsque les soldats ne sont pas à la tranchée, ils restent en arrière-ligne dans des bleds comme tu en as mille en France… Ces villages étaient réquisitionnés, mais à l'intérieur les soldats faisaient ce qu'ils voulaient, ils allaient dormir dans des granges, ils circulaient dans les bois… Ils étaient libres en réalité ! Je me suis dit qu’il serait génial de représenter cette réalité complètement folle de 14-18, ces va-et-vient entre la tranchée et un village dans lequel la vie est à peu près normale, où quelques civils restent et ne veulent pas être évacués. À cause de ça ou grâce à ça, la topographie est devenue essentielle dramaturgiquement dans le scénario : cette “circulation” entre le village et la tranchée permet que des décisions se prennent, que l'intime se joue. Si tu n'as pas cette topographie, tu n’as pas la rencontre avec le personnage du déserteur Birama, tu n'as pas la possibilité de la fuite, tu n'as pas toutes ces scènes là…
LG : J’ai une question qui me taraude depuis que j’ai vu Atlantique : pourquoi Ada, le personnage principal, est la seule des filles du village à ne pas être hantée par le fantôme de son amoureux mort en mer, Souleyman ?
OD : C’est la magie du cinéma (rires) ! C’est vrai qu’avec Mati on s'est posé mille fois la question, il y avait évidemment un problème de cohérence. On s'est même demandé s’il ne valait pas mieux enlever le groupe des filles pour mieux faire tenir l’histoire ? Ou si à l’inverse il fallait que d’autres hommes soient possédés ? Mais le parti pris de départ, c'était que c'était justement un monde presque sans hommes, puisqu’ils étaient partis en mer… Et si Ada était également possédée comme ses copines, le film était fini au bout de dix minutes. En étant cohérent, tout devenait moins bien, plus petit… On ne voyait pas comment s’en sortir autrement. Alors on s'est dit, “c'est la magie des choses”. En un sens, personne ne sait comment vivent les fantômes à Dakar, ils font bien ce qu'ils veulent !
LG : À une époque où le scénario a autant de place dans le financement d’un film, cette incohérence était risquée. Vous en êtes-vous inquiétés ?
OD : Pas vraiment ! On s’est dit que cette impasse deviendrait un parti pris. Ce qui est beau dans l’histoire, c'est la lente prise de conscience d’Ada que celui qui est en face d'elle, qui hante le policier, c’est Souleyman. À la fin, elle s'autorise à coucher avec lui et elle devient une femme. La cohérence fait donc partie des règles qu'on peut tordre. C'est d'ailleurs quelque chose qui est difficile à appréhender comme scénariste au départ et qui fait un peu peur. On a souvent tendance à vouloir que les scénarios soient archi rationnels alors que ce qui marche est souvent l’inverse. En réalité, dans n'importe quel film, il y a une grande part de n'importe quoi et d'incohérences énormes. C'est un pacte que tu fais avec le spectateur : Corneille disait " le vraisemblable, c'est ce que désire le spectateur". Tant que tu désires que les choses se passent de telle ou telle façon, tu ne te poses pas la question de la cohérence ou de la vraisemblance. Reste bien sûr à savoir ce qu’il désire ! Récemment pour un film que j'écris en ce moment, j'ai revu Minority Report : si tu décortiques le scénario, ça n'a parfois ni queue ni tête, des problèmes majeurs sont résolus en un raccord ! Mais comme tu as envie de suivre l'histoire, tu ne t’arrêtes pas à ces questions. Donc parfois il ne faut pas avoir peur d'assumer des partis pris radicaux, tant que ces idées sont exposées de façon claire, que le pacte est clair, que le personnage, lui, agit de façon cohérente. Ce qui peut gêner, c'est quand tu as l'impression que ce qui n’est pas cohérent n'a pas été décidé mais est subi, forcé. Sur Atlantique, les gens qui nous ont fait des retours sur le scénario ont pu ne pas l’aimer, mais on ne nous a jamais dit “c’est une histoire improbable”. Ceux qui l’aimaient « désiraient » profondément ce retour de Souleyman, d’une certaine façon. Ça n’a posé aucun problème pour le financement.
LG : D’ailleurs ce qu’il reste du film est bien plus l'atmosphère, les émotions suscitées par l’image et la mise en scène, la musique… Ça ne se joue pas toujours à l’endroit de la dramaturgie et du scénario, ni de la rationalité pure.
OD : Oui, c'est le mystère qui reste du film, et ça c'est dur à écrire. Comment tu équilibres suffisamment le mystère pour ne pas que ce soit un film expérimental ou juste bizarre. Donc tu jongles toujours entre le rationnel et le mystère. Parce que si tout devient trop clair et rationnel, tu perds aussi énormément en humanité, en émotions… C'est souvent ces points d'équilibre qui sont durs à trouver et que tu cherches jusqu'au montage. Quand j'ai construit Novembre, la difficulté était comparable : vu l’ampleur de l’enquête, comment voulais-tu raconter ça en 200 scènes et 120 pages ? Seule solution : la complexité. Mais pas trop non plus ! Tu peux perdre le spectateur, mais tu ne peux pas faire qu’il ne comprend plus rien. Le point d’équilibre était très dur à trouver. Si tout est trop compliqué on laisse tomber et si tout est trop clair, c’est tout aussi nul ! C’était le défi du scénario : tu peux ne plus comprendre le micro mais tu ne perds jamais le fil du macro. Tu ne peux pas lâcher un des deux. D’ailleurs à un moment, Cédric et Laure Gardette, la monteuse de Novembre, ont tenté de faire un montage linéaire de l'histoire, de prendre toutes les fausses pistes et de les coller les unes après les autres. Cela donnait un effet catastrophique, c’était l'enquête la plus pourrie de toute l'histoire ! Mais faire ça a permis de clarifier les pistes et les lignes pour mieux pouvoir les refaçonner et les reconstruire. Le montage final de Novembre n’est d’ailleurs pas très éloigné du scénario de tournage.
LG : Il y a plusieurs points de vue dans Atlantique, Tirailleurs, Novembre… C’est toujours une question lorsque j’écris : est-ce justifié ? Doit-on s’en tenir au personnage qui vit la problématique la plus forte ? Par quelle réflexion passes-tu ?
OD : J’ai spontanément l'envie d'écrire en mono point de vue… Ce qui est normal je crois, parce que lorsque tu commences, tu te “trouves” un premier personnage. Puis tu avances dans l’écriture, tu commences à développer des personnages secondaires qui deviennent forts… Et le personnage principal a souvent un truc mou, tu ne saisis pas bien pourquoi il commence à t’échapper. Peut-être parce qu’il te ressemble trop… Alors tu es obligé de le redensifier, de lui redonner une identité plus forte que celle des autres. Il ne peut pas être seulement spectateur du monde autour de lui. Par exemple, Tirailleurs est un film qui était parti pour être en mono point de vue, et c'est en trouvant le fils qu'on a réussi à trouver cette dramaturgie mobile et émouvante à l'intérieur de ce monde qui bouge peu. Novembre s’est finalement aussi recentré sur un binôme : si tu prends l'architecture dramaturgique - que j’ai cherché à rendre la plus invisible possible - elle reprend la confrontation classique entre un vieux commissaire archi procédurier et quasi invincible, avec une jeune recrue qui marche à l'instinct et à l'intuition. Fred (Dujardin) va-t-il croire que la piste d’Inès (Demoustier) est la bonne ? La ligne de fond est un récit d'intégration “de base”. Tout le reste, les autres personnages viennent ajouter de la complexité et “brouiller” la visibilité de cette structure. Dans ce cas-là, le multi point de vue m’a permis de donner plus de “coffre” au récit et de résoudre l'impasse d’un personnage unique qui ne peut pas porter toute la complexité du monde, particulièrement quand on est dans des sujets d'ampleur. Tu imagines Novembre avec un flic qui résout l’enquête à lui seul ? Ce n'était pas réaliste. Cela a permis presque d’ouvrir un débat : est-ce que Novembre est un film qui montre que la police a bien bossé, ou pas ? Ce n’est pas évident, certains personnages ont l'air fort mais la plupart sont souvent largués, dépassés. Le multi point de vue permet de montrer leur humanité, là où un film en mono point de vue aurait été plus péremptoire et héroïsant.
LG : Dans Atlantique, j’aime énormément les premières scènes au chantier où l’on suit Souleymane. Mais dramaturgiquement, ces scènes ne sont pas essentielles au récit…
OD : C’est vrai que l’on aurait pu commencer directement dans le point de vue d’Ada, mais on a beaucoup tenu à garder cette introduction sur Souleymane. Atlantique est un film sur l'absence et le retour de l’être absent sous forme de fantôme… Si on ne montre pas la présence, comment peut-on incarner l'absence ? Si on n'a pas le point de vue de Souleymane, la force de son retour serait moindre… Dans Tirailleurs, si on n'avait pas les scènes d'Alassane qui est en train de chavirer avec ce lieutenant, je pense que la rage du père finirait par tourner à vide. Ce serait presque comique, un type qui essaie de sortir d'une situation absurde, alors qu’il n'a pas de possibilités d'évasion très nombreuses… Donc en fait cet équilibre des points de vue te permet aussi de raconter l'histoire sans tomber dans Buster Keaton ou dans un film d'action pure. Le double point de vue montre par quoi les personnages sont tenus mutuellement, ce qui les traverse, puis comment ils vont bouger.
LG : À ce titre, dans Novembre, le personnage de Lyna Khoudri est intéressant. Le fait qu’on soit “avec elle” fait qu’on la croit assez vite, qu’on ne questionne pas sa sincérité…
OD : Ce personnage a vraiment été un cas très particulier. Quand j’ai lu un livre sur elle, je me suis dit, ça, c'est une grande situation de cinéma ! On aurait pu faire un film uniquement sur elle : en termes de conflit, ce qu’elle vit est très fort. Quand elle arrive dans le récit je ne voulais pas qu'on laisse la possibilité au spectateur de se dire qu’elle n’était pas crédible, qu’il doute de sa sincérité. Tout à l’heure on parlait de pacte de cinéma : à partir du moment où tu fais une scène du point de vue d’un personnage qui prend le risque d'appeler la police, et qu’en plus c'est une actrice que tu connais, tu sais déjà qu'elle dit la vérité et qu’elle va avoir un rôle capital. Ça ne sert à rien d'essayer de duper le spectateur, il faut au contraire jouer avec cette “contrainte”. La scène sur la terrasse avec sa cousine est celle que je préfère de Novembre : c'est une pure scène de tragédie. Mais elle est jouée de manière assez subtile. Cette scène aurait pu être beaucoup plus longue mais ce n’était pas le registre du film d’aller trop dans l’émotionnel. La contrainte globale du film était de ne pas surjouer les drames, d'éviter la surcharge. Il ne fallait pas qu’il y ait de rivalité émotionnelle avec la tragédie du 13 Novembre.
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entretien réalisé le 19 janvier 2023
merci de signaler le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction.
Interview de scénariste