Dans la seconde partie de cet entretien, Agnès de Sacy revient sur son travail avec Pascal Bonitzer, Sólveig Anspach et Carine Tardieu. Elle donne aussi ses conseils aux jeunes scénaristes, évoque ses influences et ses envies d'écriture.
Pascal Bonitzer
Sarah Lasry : Une autre collaboration importante pour toi, c'est celle avec Pascal Bonitzer. Je voulais revenir sur votre dernier film ensemble, Les Envoûtés, un film de fantômes, là aussi, adapté d’une nouvelle de Henry James.Agnès de Sacy : Les Envoûtés (2019) est un projet que Pascal avait depuis des années. Cette nouvelle de James qui s’intitule Les amis des amis ou, selon la traduction, L’origine des choses, n'est pas très connue, par hasard je l'avais lue vingt ans auparavant et je m'étais dit que j’aimerais en faire un film. Donc quand Pascal m’en parle, je trouve ça dingue, et je pense également que pour lui c’est le moment. C'est un projet plus sombre que ce à quoi il s’attaque habituellement. Sur la hantise, effectivement, mais sur la jalousie aussi. Il y a du Rebecca. La femme morte est idéalisée. Deux femmes sont amies, il se trouve que l'une décède sans avoir jamais vu l’homme que la narratrice (Sara Giraudeau) aime passionnément et qu’elle veut faire rencontrer à son amie… Pourtant, il dira l’avoir rencontrée, une rencontre belle et silencieuse. Est-elle venue vivante ou lui a-t-elle rendu visite post mortem ? Rien n’est tranché, mais la vivante se sent dépossédée et sombre dans une jalousie impossible à apaiser. Et ce d’autant plus qu'elle est persuadée que l’homme continue à voir le fantôme de cette femme. On ne saura jamais si c'est un délire de jalousie amoureuse ou si le fantôme existe. Cette histoire, très mentale, était délicate à adapter au cinéma, les adaptations de Henry James le sont toujours– faire vivre des histoires de fantômes sans pour autant affirmer qu’ils existent.
SL : Et comment se déroule le travail avec Pascal Bonitzer ?
AS : Travailler avec Pascal c’est accepter de se perdre dans un temps flottant. Où Pascal fond sur un livre et l’ouvre exactement à la page désirée pour m’en faire la lecture… C’est croiser Raymond Queneau… Tourneur… Ou Frank Capra… C’est mêler la vie à la cinéphilie… Et c’est croiser une langue…
On commence par des sessions de travail durant lesquelles on tâtonne, on discute, on s'autorise des digressions et on attrape comme ça des petits bouts de fiction, des envies de personnages. Pascal note dans sa tête, il a une espèce de carnet dans sa tête. Moi je suis plus scolaire, j'ai un vrai carnet. C'est un peu angoissant au début, parce que c’est un vaste chantier avec des intentions à la fois très concrètes et d’autres extrêmement théoriques. Il n'y a pas encore d'histoire et les personnages sont des stéréotypes. Alors nous on est un peu comme des vampires, avec ce qu'on vit, ce qu'on voit, on se raconte des choses personnelles, certaines soudain font écho, on essaye d’approfondir, de se surprendre et on remplit nos carnets… On dessine ainsi une sorte de traitement et l'histoire surgit petit à petit. Quand l'histoire est là, ça va plus vite sur les dialogues. Parce que Pascal a cette qualité immense, dont il se méfie en même temps, de dialoguer vite et brillamment. Les trois films qu'on a écrits ensemble, je pense que c'est une musique commune. Mais les dialogues, c'est sa musique. Donc Pascal part très vite sur le premier jet d’une scène, je suis sa première lectrice, souvent épatée, mais je questionne : c'est quoi le cœur de la scène ? Pour aller où ? Pour dire quoi ? Ma fonction, c’est à la fois d'accueillir sa virtuosité et d’y résister.
Ensuite on travaille dans la même pièce, chacun à son ordinateur, on lit la scène ou les scènes à haute voix, on réécrit chacun de son côté, on s’envoie nos travaux respectifs et on garde ce qu'on aime. On fait une espèce de collage, qu’on relit ensemble jusqu'à ce que ça nous plaise. SL : Quel a été le point de départ sur Cherchez Hortense ?
AS : Dans Cherchez Hortense (2012), le point de départ c’était le couple, la séparation d’un couple et la rencontre avec une autre femme. Très vite est apparue la question du mensonge, de la lâcheté, ces petites lâchetés ordinaires qui enferment et l’engrenage qui en découle. On est parti de quelque chose de ma vie que j'avais raconté à Pascal. Une petite lâcheté face au réel, qui se transforme en fuite en avant et qui finit par avoir des conséquences catastrophiques. On s’est dit que c’était peut-être intéressant dans l’histoire d'un couple qui se sépare : comment un homme ment à sa femme et comment il s’enferme dans ses petits mensonges. Alors est arrivée l'idée de la femme qui demande à son mari, joué par Jean-Pierre Bacri, de demander un service à son père… Or, pour lui, demander un service à son père est une torture et se révèle impossible. Nous découvrons alors, Pascal et moi, que nous avons beaucoup de points en commun sur la question du père… Donc la situation d’un homme qui est sommé de demander un service à un père indifférent, brillant, autoritaire et narcissique, ça nous fait rire et ça nous touche. À partir de là, on peut décliner, on est dans la comédie, celle que j’aime et qui prend sa source dans l’angoisse.
Comme me l’a joliment dit Jackie Berroyer, après une projection de Cherchez Hortense, Pascal m’a "bonitzerisée"… Ensemble, nous avons été à des endroits où on n’aurait peut-être pas été seul, cherchant la clé des portes interdites de nos maisons, pour paraphraser Aragon, et dans notre cas ce serait une porte derrière laquelle cohabiteraient nos pères… Un endroit qui n’est pas de tout repos, je peux vous le dire, mais que nous nous sommes autorisés à regarder avec humour… et tendresse. Et qui nous a inspiré deux des films que nous avons écrits ensemble, Cherchez Hortense et Tout de suite maintenant.
SL : C’est presque mathématique de trouver la structure dans l’humour ?
AS : Oui, absolument. C'est un truc de rythme, de surprise aussi. Un des éléments importants de la comédie est de surprendre – ce n’est pas moi qui le dis, c’est Billy Wilder. Dans la co-écriture, on a envie de se surprendre ! J’ai ça avec Valeria, avec Pascal, comme ils l’ont avec moi je crois. C’est fantastique de vouloir épater l’autre. Le temps de l’écriture, on vit dans un petit monde, une petite cellule de deux ou trois auteurs, où on est à tour de rôle le premier spectateur de l’autre. C’est très stimulant.
La collaboration avec Sólveig Anspach
et Carine Tardieu
SL : Parlons du film Les Jeunes Amants (2022) réalisé par Carine Tardieu, que tu as d’abord co-écrit avec Sólveig Anspach avant sa disparition. Quel est l’origine de cette histoire ? AS : Sólveig voulait écrire cette histoire, inspirée de ce qu’avait vécue sa mère à l’âge de 79 ans avec un homme, médecin, d’une cinquantaine d’années. Elle avait écrit ses derniers films avec Jean-Luc Gaget et, cette fois, elle voulait écrire avec une femme. Le producteur Patrick Sobelman lui a parlé de moi, on se connaissait un peu, elle m’a proposé le projet. Une des toutes premières choses qu'avait écrites Sólveig était la scène où la fille découvre que sa mère a rencontré quelqu’un. Cette scène est restée dans le film - quasiment mot pour mot ce qu'avait écrit Sólveig et ce qu’elle-même avait dit à sa propre mère. Sólveig, je crois, était face à une énigme, celle du surgissement du sentiment amoureux, l’énigme des corps et du désir, et ce d’autant plus qu’il s’agissait de sa mère. C’est un bon point de départ, une énigme. On a d’abord fait un énorme travail pour tenter de s'éloigner de sa mère. On imaginait que le personnage ne serait pas architecte, on a imaginé plein de trucs pour s’éloigner du réel. Et puis en fait, ça revenait. Différemment. Questionné, remâché par nous, mais ça revenait. Et Shauna est restée architecte. SL : Ce qui est beau c’est le surgissement de l’amour malgré la maladie. Comment s’est déroulée cette première partie de l’écriture avec Sólveig Anspach ? Votre collaboration a duré une année ?
AS : On peut dire que l’écriture avec Sólveig a existé contre la maladie. Pendant une année, oui. Comme une façon folle et orgueilleuse de repousser la mort. Sólveig a espéré très longtemps pouvoir réaliser le film.
Le scénario que nous avions écrit était beaucoup plus « à l’os », parce que justement il y avait cette idée qu'elle puisse le réaliser, même malade. Donc les scènes étaient ramassées, denses, avec très peu de personnages, comme un « cinéma de chambre », au sens littéral. Mais pour que ça tienne il fallait que la musique soit forte. Au-delà du lien extraordinaire de travail que j’ai eu avec Sólveig, il y avait une urgence qui était très productive. On savait qu'il y avait une contrainte économique, mais là, elle était vitale, essentielle. C’était beau d'écrire comme ça.
Ce n’est pas tant l’amour qui surgit malgré la maladie que l’inverse, la maladie qui surgit dans cette histoire d’amour, comme un obstacle, un élément mélodramatique - parce que c'est un grand mélo, cette histoire. La perspective de la mort de Shauna désunit les amants et finalement les réunit.
Quand Sólveig a compris qu'elle ne pourrait pas faire le film, elle m'a demandé que le film se poursuive. D'abord parce que, disait-elle, « c'est extraordinaire, ça donne de l'espoir à toutes les femmes. » À 79 ans, sa mère avait vécu la plus grande histoire d'amour de sa vie et Sólveig l’avait vue transformée, lumineuse et bouleversée. Parler d'amour charnel pour une femme de 79 ans, c’est s’attaquer à des tabous. Ça a été une des motivations de Sólveig. Donc elle nous a dit à son producteur et à moi que l'histoire était au-delà d'elle, qu'elle nous appartenait. On lui a fait la promesse de poursuivre et elle a souhaité que ce soit une femme qui réalise le film.
Heureusement, on était deux, Patrick Sobelman et moi. Après des tâtonnements et du temps, on a proposé le projet à Carine Tardieu, avec qui j’ai réécrit pendant un an. Carine a tout de suite dit que si elle le faisait, elle voulait amener le film vers plus de lumière. Et le film a changé de territoire. Comme une adaptation. On trahit pour retrouver. Le film écrit avec Sólveig est un film fantôme. Un des grands fantômes de ma vie. Il y a un autre film, celui réalisé par Carine Tardieu, ce n’est pas le même. Les deux co-existent en moi.
SL : Il existe matériellement ce scénario écrit avec Sólveig Anspach ?
AS : Il existe effectivement.
SL : Vous pourriez le publier ? Ce serait beau de le lire, de sentir les intentions…
AS : J’ai un projet, très personnel, auquel j'ai pensé peu de temps après la mort de Sólveig. Pendant notre année de travail, on avait beaucoup échangé par écrit, des mails mais aussi de nombreux textos. Alors j’ai eu peur de perdre mon téléphone, c’était en 2015, je ne savais pas sauvegarder les textos, j'avais l’angoisse de perdre nos échanges et pour garder une trace, j’ai retapé l'ensemble de notre correspondance. Ça parle du travail, de ce scénario en cours d'élaboration, mais aussi soudain de la maladie. Et comment l'écriture et la création sont une espèce de rempart. On avait le sentiment d'être Shéhérazade. Enfin, moi, j'ai vécu ça. J’avais l’impression qu’en écrivant avec Sólveig, je repoussais la mort. Je pense qu'elle m'a investie de cette fonction-là. Je n’ai pas pu la repousser suffisamment...
Dans notre correspondance de travail, il y a un fil sur la création, un fil de vie, une ligne tragique, mais aussi un héritage. C’est comme le journal de travail d'une scénariste avec une réalisatrice, aux questionnements et émotions amplifiées par la maladie. Puis, après avoir sauvegardé nos échanges, je ne pensais plus à ce texte, car l'enjeu était de faire un film. Arrive la sortie des Jeunes Amants, en février 2022, et en parlant avec Guillemette Odicino, journaliste à Télérama qui a fait un très beau papier sur la transmission autour du film, j’évoque ce texte. Je lui envoie les 30 pages. Elle y voit une réflexion sur le travail de scénariste, pas comme un manuel, mais comme un récit à la première personne par le biais du travail avec Sólveig, et m’incite à poursuivre. Voilà, c'est resté comme un clou dans ma tête. Il faudrait trouver le bon interlocuteur, c'est à dire un éditeur intéressé, curieux. C’est une correspondance avec des bouts de scénarios, on pourrait mettre le scénario en annexe à la fin du texte, avec ses imperfections, puisque c'était, je le rappelle, une première version. SL : Comment s’est déroulée la réécriture avec Carine Tardieu ?
AS : Très vite, elle a été force de proposition. On savait que certaines choses n’allaient pas. Par exemple, le couple de Pierre et Jeanne, dans la version écrite avec Sólveig, on n’en était pas satisfaites. On n’avait pas non plus trouvé le début, la rencontre entre Pierre et Shauna... Donc on a commencé très naturellement avec Carine à travailler ce qui nous paraissait faible. Puis petit à petit, on a travaillé sur tous les personnages. Parce que le film de Carine est aussi un film sur la filiation, sur ces trois générations de femmes et ce qui se transmet de mère en fille. J’aime beaucoup ce qu’est devenu le couple joué par Cécile de France et Melvil Poupaud. C'est vraiment quelque chose qui a été complètement réinventé. L'histoire du bébé mort et son deuil, essentiel au personnage de Pierre, ou des éléments de sa caractérisation, par exemple le fait qu’il perde tout… Cet homme est un soignant. Presque un saint laïc. Il est dévoué à son travail et il a quelque chose à sauver. Là on s’inspire du modèle.
SL : Vous l’aviez rencontré, le vrai « Pierre » avec Solveig ? Il vous avait confié son histoire ?
AS : Oui. Je l’ai rencontré. Un rendez-vous chez Sólveig. Elle m’a dit « il faut que tu le questionnes sur la sexualité » et elle nous a laissés, je suis restée seule avec lui et j'ai enregistré. Après 3 ou 4 heures d’entretien, il était bouleversé et moi me suis dit « je vais le faire ce film » - parce que c'était le tout début de l'écriture et je ne parvenais pas à m’engager. La façon dont il parlait de cette femme qui pour lui n’avait pas d’âge, comment il parlait du désir… Il disait « une femme d'esprit, c'est terriblement érotique » et « quand l'esprit est là, le corps est là »... Högna, la mère de Sólveig (Shauna dans le film) a été clairement une grande histoire d'amour de sa vie. Il nous a confié beaucoup de choses qui nous ont guidées dans l’écriture. Il nous a aussi aidé sur des éléments plus techniques sur son métier d’oncologue et sa façon de le concevoir.
SL : Sur la question de la sexualité, j’ai cru comprendre que Fanny Ardant ne voulait pas être filmée nue. Est-ce qu’il y avait des scènes qui étaient plus explicites qu'il a fallu changer ?
AS : Oui il y avait de la nudité et c'était même fondateur dans le projet de film que voulait faire Sólveig. Elle voulait se confronter, en tant que cinéaste, à cette question-là. Sur le thème « faut se jeter à l’eau », les premières scènes qu'elle m’a envoyées étaient des scènes d’amour. Il y avait également une scène où la mère et la fille allaient dans une pharmacie acheter du lubrifiant pour la mère. Il y avait des choses assez crues et drôles sur la sexualité d’une femme « d’un certain âge ». Je pense que Carine en avait accepté le principe, mais était moins à l'aise avec ça. C'est une question de regard, de ce qu'on a envie de filmer. C’était donc moins central dans ce qu'on avait réécrit. Et d'une certaine façon, la demande de Fanny Ardant est arrivée naturellement, comme une juste conclusion pour le film que Carine souhaitait faire. Du coup, ça lui a donné l'idée de cette scène où Fanny Ardant, dans les vestiaires de la piscine, regarde les corps des autres femmes âgées et nues sous la douche… ce qui renvoie par effet de miroir au vieillissement de son corps. Ce qui est fondamental est que la femme d’un certain âge, comme dit la chanson de Divine Comedy A Lady of a certain age, soit vue, pensée et filmée comme sujet désirant avec toutes les difficultés et bouleversements que ça représente.
Il y a aussi ce truc que j’aime beaucoup dans Les Jeunes amants, trouvé avec Carine, lors du premier weekend en Irlande, lorsque Shauna et Pierre se revoient. Shauna est troublée par cet homme. Elle se rend compte qu’elle est troublée et, dans le même temps, se moque d’elle-même. Quand il part, elle jette un regard à sa chienne et lui dit « Mais qu'est-ce que tu vas t’imaginer, ma vieille ? », comme si elle se parlait à elle-même. C'est une façon à la fois de se moquer d’elle-même et d'acter qu'elle a été troublée et qu'elle en a conscience. Parce que parfois on nous dit « Shauna s’est abandonnée au désir de cet homme », je réponds oui, mais non, car elle-même est totalement désirante ! SL : Quelles étaient vos références en écrivant avec Carine ?
AS : Dans ce registre, il y a une référence majeure qui est Sur la Route de Madison (1995) de Clint Eastwood. Le moment où Meryl Streep voit Clint Eastwood par la fenêtre. On a fait une citation : Fanny Ardant regarde par la fenêtre, elle voit Melvil Poupaud au téléphone qui joue avec le chien, elle prend le temps de le regarder. Il n’est pas torse nu, comme Clint Eastwood, mais la bouffée de désir est là. Quelque chose se passe, à son insu, elle le réalise. Parce que le désir, c'est subversif et irrépressible. On rejoint cette idée que le désir se fout de la morale.
SL : Ça fait du bien aussi de voir un grand mélo, de travailler ces codes-là…
AS : Oui, c'est très agréable de retrouver des grandes structures dramatiques établies bien avant nous, et de les reprendre. Comme des récits qui nous dépassent. À ce propos, c’est une chose que j’ai éprouvée dans le fait de passer de Sólveig à Carine, de travailler ce récit avec deux réalisatrices différentes : je me suis sentie comme une passeuse. J'adore l’idée que les histoires sont dans le monde, autour de nous, et qu’elles nous traversent. On essaie de leur donner une forme. C'est un long travail de leur donner une forme. Et parfois justement, en retrouvant les grandes lignes d’une dramaturgie déjà éprouvée, que pourtant on réinvente. En tout cas, on ré-enchante. Et puis, ça repart dans le monde. J'ai vraiment eu ce sentiment très concret. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de Sólveig et Carine, mais de l’histoire de Högna et de cet homme médecin, qui a été transmise à Sólveig, qui a voulu en faire un récit, qui m’a emmenée dans cette histoire, qui s'est poursuivie ensuite avec Carine…
SL : Quels conseils peux-tu donner aux jeunes scénaristes ?
AS : Je n'ai jamais le sentiment de posséder une quelconque vérité sur quoi que ce soit, donc c'est très subjectif. D’abord, je conseillerais d'accepter toutes sortes de boulots, y compris des petits boulots, fiches de lecture, consultations sur des scénarios plus ou moins intéressants, etc. Notre métier est fait de cet apprentissage très concret. Parce qu'on doit gagner sa vie, mais aussi pour faire ses gammes, acquérir une sorte de souplesse, une agilité de la pensée. Je pense que plus on travaille, plus on lit de scénarios, mieux on réfléchit et mieux on écrit. Ensuite, d'aller au montage si c'est possible parce que c’est le lieu pour comprendre ce qui marche et ce qui ne marche pas dans le scénario. Quand on voit le film terminé, c'est souvent difficile car on a manqué des étapes. Si la relation est suffisamment amicale avec le réalisateur ou la réalisatrice, il faut demander à venir au montage, même si c'est simplement pour regarder et écouter les questions qui se posent après la projection… je pense que c'est très intéressant.
Je trouve notre métier très beau parce qu’on essaie à la fois d’être en contact avec des motifs personnels, de travailler nos obsessions, et à la fois de bricoler, mettre les mains dans le cambouis, c’est très artisanal… Cet aspect-là, du bricolage et de l’artisanat, je le trouve important, il ne faut pas en avoir peur et multiplier les expériences de toutes sortes.
Ensuite, et ça rejoint le premier point sur les motifs énigmatiques qui insistent en nous, il faut aussi être audacieux. Et ce qu'on nous reproche, au contraire, le cultiver. Il ne s’agit pas d’être obtus face à la critique parce qu’il y a parfois des choses qui ne marchent pas, mais il faut comprendre pourquoi quelque chose ne marche pas et y revenir sans forcément l’abandonner. Travailler avec nos obsessions et avec nos défauts.
Les influences
SL : Il y a des films que tu revois régulièrement, comme des films phares ?AS : Il y a un film que j'aime immensément, Gens de Dublin (1987), le dernier film de John Huston, avec sa fille, Anjelica Huston. C'est une adaptation de la nouvelle intitulée Les Morts, dans le recueil Dubliners de James Joyce. C'est un film sur la faillite d’une vie, le secret, le sentiment amoureux et sur ce moment où on questionne son existence. Une nuit de janvier à Dublin, un couple fête la nouvelle année chez une tante, poèmes, récits, boisson, la soirée passe, ils s’en vont et soudain, en bas de l’escalier, la femme, Gretta, entend une musique lointaine, une vieille balade irlandaise, et elle s’immobilise… C’est un des plus beaux plans de cinéma que je connaisse. C’est une chanson que lui chantait un homme mort d’amour pour elle, confiera-t-elle à son mari qui comprendra alors que l’amour, il ne connaît pas. Anjelica Huston et son mari rentrent dans leur chambre d'hôtel, il neige, elle se confie. Un secret qu'elle n'avait jamais dit et qui fait vaciller l’existence. L’intrigue est simple, voire minimaliste, la structure paraît déséquilibrée (comme dans la nouvelle, la préparation est disproportionnée par rapport au dénouement) et c'est un sommet du cinéma… On doit être en contact régulièrement avec des films comme ça, essentiels, où les êtres sur l’écran questionnent nos vies. D’ailleurs je crois que Huston a comparé Joyce à Tchekhov, qui serait à l’Irlande ce que Tchekhov est à la Russie… On revient toujours à Tchekhov.
Sinon, mes grands maîtres sont également dans le cinéma italien des années 1960-70. Ettore Scola, Fellini. Je peux voir et revoir Amarcord (1973), c'est un chef-d’œuvre. Et du coup, il y a un scénariste auquel j’ai envie de rendre hommage, c’est Tonino Guerra, que peu de gens connaissent aujourd’hui parce qu'on ne connaît pas les scénaristes. Il a écrit de nombreux films de Fellini, il a écrit également avec Antonioni, Francesco Rosi et Tarkovski. Pour dire ! Je suis entrée à la Fémis en parlant de Tonino Guerra à l’oral du concours et il reste aujourd’hui une source d’inspiration. Je reconnais chez lui quelque chose du surgissement poétique. Même dans les films plus réalistes ou plus politiques qu’il a écrits, comme les films de Francesco Rosi, tout d'un coup, je vois une scène et je me dis « Ah, c'est Tonino ». Ça vient tellement frapper à un endroit que je reconnais de film en film et même si ce n’est pas son idée, je m’en fiche, je pense que c’est sa présence dans l'écriture qui a fait surgir cette idée.
Donc le cinéma italien et la comédie italienne, où se côtoient grotesque et sublime, sont des films auxquels je peux revenir tout le temps. Je pense qu’il faut rester en contact avec ce cinéma-là qui est fondateur et qui nous réouvre régulièrement des espaces de liberté. Parce qu’ils sont plus restreints aujourd’hui les espaces de liberté, il ne faut pas se raconter d’histoires. Et notre responsabilité, qu'on ait 58 ou 30 ans, est de garder des œuvres, comme des phares, qui sont des espaces incroyables de liberté narrative. Ça nous permet de résister un peu, d’être exigeants. Après, on fait comme on peut avec le monde qu’on a. SL : Quelles sont tes envies de cinéma aujourd’hui dans l’écriture ?
AS : Je trouve que le monde est d’une complexité folle depuis peu de temps, que ça devient très difficile d’en rendre compte et en même temps je sens une sorte de nécessité d’en rendre compte. Les derniers films que j’ai écrits se passent dans les années 1980 ou 90… Notamment Les Amandiers. On a écrit pendant la première année du Covid, le confinement, et on s’est souvent dit, avec Valeria, que la distance du temps nous sauvait, que sinon on aurait été arrêtées par la brutalité et l’opacité du présent. Peut-être que les jeunes vont s’emparer de notre époque et en parler avec colère et insolence.
J’ai une immense admiration pour le cinéma de Ken Loach et ce qu'il fait avec son scénariste Paul Laverty. Ça m'intéresserait un jour d'aller vers un cinéma plus politique, avec mes motifs, mes émotions, mes obsessions autour de la mort et du désir. Rendre compte des rapports sociaux et de la violence des rapports sociaux, la violence de cette société de l’hyper-numérisation, ce dont parle Ken Loach dans Moi, Daniel Blake (2016) ou Sorry we missed you (2018). Comment on a pu bâtir une société où tous les rapports d’argent et de travail passent par des plateformes, outils que certains maîtrisent et d'autres non ? Il y a un fossé épouvantable. Bon, c’est une question théorique, politique, mais j’aimerais trouver un sujet de film à travers lequel je puisse m’obliger à réfléchir de façon incarnée sur cette question : comment on a pu en arriver à cette société-là ?
J’aime que l'écriture m'oblige à me confronter à des énigmes, qu’elles soient politiques, existentielles - comme Sólveig qui s'est dit « comment est-ce possible que ma mère, à 79 ans, si pudique, ait pu tomber amoureuse de cet homme ? »… Chaque écriture de film est guidée par une question. J’aimerais aller regarder du côté du pouvoir – financier, politique – l’illusion, le vertige, la stratégie et la tragédie. Ecrire un film historique, qui soit suffisamment personnel, incarné et problématisé pour que la question historique n’étouffe pas le film. Je ne comprends pas que nous ayons si peu de films sur la guerre d’Algérie…
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Entretien réalisé le 17 juin 2022
Merci de citer le SCA-Scénaristes de Cinéma Associés pour toute reproduction