Ce texte a été à l'origine publié dans la revue Positif n°585 en novembre 2009, dans le cadre d'un dossier sur le documentaire. Nous remercions Positif pour ce partage.
« Écrit et réalisé par… » Depuis quelques années, la formule fleurit dans les génériques de films documentaires. La référence à l’écriture ne doit nullement se lire ici comme une vague allusion à « l’écriture cinématographique » du montage. La mention souligne au contraire l’importance de l’écrit dans la conception actuelle du documentaire. Il s’agit même d’en revendiquer la teneur littéraire et son rôle déterminant dans l’ensemble du processus de création du film. À présent la réalisation d’un documentaire ne s’envisage pas sans un travail préalable de rédaction quasi scénaristique. Cette nouvelle procédure a de quoi désarçonner les fans des maîtres du Cinéma direct. Fred Wiseman, Pierre Perrault, Raymond Depardon, Louis Malle ont contribué à forger l’image d’un documentariste baroudeur, délivré de toute contrainte, ouvert à l’inconnu et filmant à l’instinct. Impossible alors d’imaginer qu’il puisse s’encombrer de bagages aussi pesants qu’un scénario, d’éléments de mise en scène préconçus ou d’une structure narrative préétablie, tout un attirail réservé (soi-disant) au seul réalisateur de fiction. Aujourd’hui, l’auteur de documentaire ne peut plus filer, bille en tête, à la découverte du réel (à moins d’opter pour l’autoproduction, option lourde, épuisante, et souvent stérile). Il lui faut d’abord s’asseoir à sa table de travail avant de partir pour l’aventure.
Il est loin le temps où André Labarthe pouvait entrer dans le bureau de Pierre Schaeffer (1) sans synopsis ni notes, armé de son seul enthousiasme, et le convaincre de lui confier une caméra et de lui payer son voyage à Los Angeles pour aller rencontrer John Ford (Entre chien et loup, John Ford, coréalisé avec Hubert Knapp, 1966). Aucun producteur ne se risquerait aujourd’hui à parier sur un pressentiment heureux ni sur la seule renommée d’un auteur. Les mécanismes de soutien à la production du CNC encouragent la création documentaire par des aides financières spécifiques, intitulées « Aides à l’innovation audiovisuelle », « Aide à l’écriture », « Aide au développement renforcé »… La Société des auteurs n’est pas en reste qui propose sa bourse « Brouillon d’un rêve ». Pour concourir à ces aides institutionnelles, et pour convaincre producteurs, diffuseurs et techniciens, le candidat doit rédiger un dossier pré-structuré comprenant une note d’intention (genèse du projet, objectifs du film), une note de réalisation (éléments de mise en scène, partis pris formels, ligne esthétique) et un synopsis détaillé. Ce n’est pas une obligation franco-française : les auteurs américains sont soumis à des règles similaires et le réalisateur grec Nicos Ligouris, qui travaille entre Athènes et Berlin, a dû se plier au même préalable pour tourner Les Amants d’Axos, délicat portrait de deux vieillards amoureux, tisseurs de leur métier. Le synopsis décrivait leur rituel journalier et leur lien amoureux suspendu au caprice des Parques.
La concurrence est rude. L’inflation des postulants entraîne une surenchère dans l’élaboration des dossiers. Le synopsis, à l’origine pensé comme une esquisse des grandes lignes directrices du film, devient toujours plus minutieux et détaillé. Pour ce synopsis très développé, on s’inspire de faits observés lors des repérages, on retranscrit des pré-entretiens sous forme de continuité dialoguée, on décrit des personnages avec la précision d’un romancier. Souvent on extrapole: on synthétise des dialogues glanés çà et là, on imagine une scène plausible ; « on pose sur papier des voeux et des rêves », confie Nicos Ligouris.
Avec ses dialogues retranscrits, ses séquenciers détaillés, sa structure narrative, le synopsis documentaire tend à se rapprocher du scénario fictionnel. Ne gommerait-il pas ce qui fait sa spécificité : son caractère imprédictible et aléatoire ? Les auteurs répliquent que le réel, au contraire, est étonnamment prévisible. Dominique Cabrera justifie son travail d’écriture : « C’est parce qu’on s’appuie sur ce sentiment de répétition qui est tout le temps à l’oeuvre [dans la vie] qu’on peut filmer aussi, éventuellement, l’événement. Il y a les deux : la répétition et l’événement, c’est-à-dire quelque chose de réellement imprévisible. Moi, je n’ai jamais eu le sentiment, pour aucun de mes films, que ce qui arrivait était tout le temps imprévisible.(2)» Ce que les sociologues de terrain, lointains cousins des documentaristes, corroborent d’ailleurs.
Parfois, le travail d’écriture se situe même en amont de la rédaction du synopsis : on tient un journal de bord, on griffonne sur un carnet des impressions visuelles, des observations sociologiques ou des citations littéraires. On est très loin de la « méthode Wiseman » qui préconise d’arriver vierge sur son lieu de tournage pour éviter toute préconception de son sujet.
Le système ne récompenserait-il pas ainsi le projet « bien écrit » sans que le talent littéraire d’un auteur ne soit aucunement révélateur de son aptitude à « bien filmer » ? L’enjeu est tel qu’on voit se multiplier, depuis le début des années 2000, filières universitaires et formations professionnelles proposant stages et résidences d’écriture de documentaires. Néanmoins, l’influence de l’écrit est compensée par un matériau annexe qui permet de juger de la force visuelle du sujet. Car écrire pour le documentaire, c’est aussi photographier, prendre du son ou encore pré-monter des rushes. Quand Andrea Santana et Jean-Pierre Duret ont voulu filmer la survie quotidienne de deux enfants dans une station-service du Brésil, projet qui allait devenir le très beau Puisque nous sommes nés, ils ont joint à leur dossier des photographies prises par Tiago Santana lors des repérages. L’effort d’écriture s’accompagne donc souvent d’images : rushes bruts des repérages ou pré-montage d’un premier tournage (3).
Interrogés sur cet exercice de rédaction, les « jeunes » documentaristes (est-ce une affaire de génération ou de notoriété ?) n’envisagent pas ce passage obligé par l’écrit comme une atteinte à leur liberté, mais plutôt comme une contrainte créative et bénéfique. Le synopsis permet de dessiner les contours d’un désir de film, forcément flou tant que les mots ne l’ont pas cerné. C’est à ce moment qu’on va opter pour un angle d’attaque original et poser les premiers jalons de la structure narrative. Xavier Christiaens, auteur de récits poétiques et mystérieux (Le Goût du Koumitz ; La Chamelle blanche) reconnaît à cette ambition scénaristique des avantages et des limites : « Concernant la structure (rêvée) d’un film au stade de l’écrit, cela m’évoque les dessins des villes volantes de Krutikov dans les années vingt. On veut y croire. Avec cette foi enfantine. » Cette étape de conception du film « en cabinet » est l’occasion pour le cinéaste de se lancer des défis esthétiques, d’inventer un traitement formel, de créer des règles de mise en scène qui valoriseront le sujet. Bien sûr, ces promesses stylistiques devront résister à l’épreuve du feu, celle du tournage. Certaines idées conçues « hors sol » ne résisteront pas à la dureté du terrain.
On a vu ainsi surgir dans le petit lexique du documentariste un nouveau terme : celui de « dispositif » qui désigne ces règles plus ou moins artificielles, plus ou moins audacieuses, qui vont modeler le film. Par exemple : filmer en cadre fixe en accentuant l’effet de perspective (Notre pain quotidien de Nikolaus Geyrhalter) ; choisir une teinte qui donne au film sa tonalité (le bleu calme et froid d’Au-delà de la haine d’Olivier Meyroux) ; utiliser un jeu d’enfant pour provoquer des confidences (J’ai quitté l’Aquitaine de Laurent Roth). Dans Terra magica, Fanny Guiard, obsédée par les personnages d’Ingmar Bergman, se jure de partir en Suède et de chercher dans l’annuaire les numéros de téléphone de Fanny et Alexander Ekdahl, pour discuter enfin avec eux. Le synopsis fait office d’engagement contractuel imposé « à l’amiable ». Grâce à cette « mission impossible », Fanny Guiard réalise un documentaire subtil et émouvant sur la délicieuse confusion qu’opère sur notre esprit l’oeuvre forte d’un cinéaste génial.
La phase de l’écriture a une influence certaine sur la sophistication formelle des documentaires. Histoire d’un secret dévoile un drame familial intime tout en retraçant la lutte des femmes pour disposer librement de leur corps. Le projet scénaristique de Mariana Otero est si finement structuré qu’il compose presque un pré-montage imaginaire du film (4). La version filmée correspond presque point par point et « littéralement » à sa version papier. Ce pré-découpage, précis et détaillé, ainsi que la mise en scène préméditée des situations à filmer donnent à ce documentaire une allure fictionnelle. Mariana Otero explique sa démarche : « J’ai écrit comment j’imaginais le film. C’était très simple, je n’ai écrit que ce que je voyais. Tout en sachant, bien sûr, que des tas de choses arriveraient autrement, que j’allais vivre une expérience, et que le film serait le documentaire de cette expérience-là […]. Je pense qu’un scénario (qu’il soit de fiction ou documentaire), doit donner la musique, le ton du film » (op. cit., p.119).
Mais, si le terrain est déjà défriché, fléché, balisé ; si le premier contact avec les personnes qu’on veut filmer est déjà défloré ; si l’approche cinématographique est déjà décidée, cadrée, réglée, quelle part est donc laissée au génie de l’improvisation que l’on attend d’un cinéaste documentaire ? « Le synopsis n’est qu’un abri de branchages », répond Jean-Pierre Duret : il est cette référence fragile où trouver refuge face au foisonnement désordonné des faits. Il est ce point de repère qui permet de mieux affronter la complexité du réel, pour un temps. « Il enferme l’âme du film, complète Andrea Santana, mais il ne faut pas céder au piège de vouloir vraiment filmer ce qu’on a écrit. Une fois le scénario écrit, on le jette.» Fanny Guiard, elle, compare ce canevas scénaristique aux thèmes et aux grilles du jazz qui laissent toute liberté à l’interprète pour improviser et se laisser conduire par son inspiration du moment. Laurent Roth parle de « scénario “à trou” qui laisse une place pour le réel, le hasard, la liberté de l’acteur documentaire et, partant, celle du spectateur ».
La question de l’écriture en documentaire est passionnante parce qu’elle touche un tabou. Elle pose le doigt sur la part d’imaginaire qui travaille intensément l’identité du « cinémavérité ». Elle dévoile le pouvoir des fantasmes et des désirs qui façonnent ce cinéma-là aussi. Un film documentaire n’est pas grossièrement assujetti au réel, soumis au poids des faits, pesamment ancré dans une matière crue et univoque. Comme le cinéma de fiction, il est transporté par la vision de ses auteurs. Il est inspiré par leur capacité à rêver. Il est animé par leur désir de projeter leur regard plus loin que le paravent opaque des impressions immédiates.
Photo © Quitterie de Fommervault-Bernard
- 1. Directeur du service de la recherche de l’ORTF.
- 2. Comment peut-on anticiper le direct ?, table ronde organisée en mars 1998 et publiée par l’Addoc (L’Harmattan, Paris, 2001).
- 3. On touche là un des paradoxes du système : les exigences toujours plus difficiles à satisfaire des commissions poussent l’auteur à écrire son projet non plus en amont du tournage, mais parfois au début du tournage (souvent entamé à ses propres frais). Tournage maintenu secret, selon un jeu de dupes connu de tous, certains contrats du CNC exigeant la promesse qu’aucun tournage n’ait été entamé.
- Histoire d’un secret, scénario publié dans Le Style dans le cinéma documentaire. Réflexions sur le style, Addoc, L’Harmattan, 2006.